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fils de ceux qui par leur travail vous fournissent le pain ; et en retour on leur jette quelques paras. Quand on s’arrête sous l’arbre ou à la fontaine d’un village, les jeunes filles, se tenant toutes avec des mouchoirs blancs, viennent quelquefois exécuter des danses devant le tapis où est couché l’étranger, dont elles célèbrent les qualités par quelques vers improvisés ; puis la jeune coryphée (guide de la danse) dépose son mouchoir blanc aux pieds de l’inconnu, qui doit lui donner, en retour de cet hommage, quelques piastres que se partagent les danseuses.

Ce peuple est doué d’une sobriété inconcevable et d’une singulière vigueur de tempérament. Un Bulgare en voyage vivra trois semaines, du pain et de la bouteille de raki dont il s’est pourvu, et il rapportera au foyer toute la somme gagnée par lui, sans en avoir soustrait un para. Le malheureux la garde pour payer le haratch ou le rachat des têtes de ses enfans. Dans ses courses en caravanes, il emporte aussi parfois (mais c’est déjà du luxe) des morceaux de viande, qui, desséchée lentement au soleil d’été, est devenue dure comme une pierre, sans avoir perdu ses sucs nutritifs. Ces espèces de jambons secs se conservent un quart de siècle sans trace d’altération. Au sein de sa famille, le Bulgare, comme le Grec, a pour nourriture habituelle du laitage, des fèves, des pois chiches, des olives ; son pain est fait de maïs ; sa boisson ordinaire est l’eau, qui le guérit de toutes ses maladies ; il réserve le vin pour les jours de fête. Son dédain pour toutes les commodités de la vie est tel, qu’il ne songe pas même à se préserver, en hiver, du froid intense, en été, de l’accablante chaleur. Sous les vents glacés de l’automne, on trouve encore le matin les familles couchées hors de leurs cabanes, sur les tapis qui leur servaient de lit au mois de mai, le long des sentiers fleuris.

En général, le paysan des Balkans se suffit à lui-même ; comme le Serbe et le moujik russe, il ne réclame d’autre appui étranger que celui du prêtre ; aussi se prosterne-t-il à deux genoux devant lui quand il passe. — Détourne les yeux, frère ; ne sais-tu pas que c’est là un temple musulman ? — me disait une baba, qui me voyait avec indignation contempler une mosquée. Pour caractériser ces hommes si simples, je ne citerai qu’un fait. Durant les premiers mois de mon séjour parmi eux, à leur question continuelle d’où je venais, je répondais : — Du Frankistan (Europe). — Tu es heureux, frère, s’écriaient-ils ; dans ton pays, il n’y a que des Bulgares. — Des Bulgares ? Je n’y en ai pas vu un seul. — Quoi ! pas de Bulgares au pays des Francs ! Et toi, n’es-tu, donc pas Bulgare ? — Nullement. — À