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STATISTIQUE LITTÉRAIRE.

dissant sa sphère, en abordant l’infini, elle n’a plus rencontré de bornes dans l’idéal et dans le réel. Rêveuse et positive en même temps, quelquefois mystique et matérialiste dans le même homme, elle s’est placée sur la limite indécise, pour ainsi dire, des sentimens, des opinions les plus opposés : elle a voulu enseigner, dogmatiser, réformer, intervenir à tout propos dans le monde et dans la vie. Les épidémies morales qui flottent dans l’air que nous respirons ont saisi les poètes, qui sont plus sensibles aux influences. Dans ces ames rêveuses et parfois maladives, toutes les idées exagérées ont subi une exaltation nouvelle, et cette contagion de l’esprit a gagné de proche en proche. On a méconnu, et souvent de propos délibéré, cet axiome de la sagesse antique, que le beau n’est que la splendeur du vrai et la splendeur du bien, et ceux qui descendront par hasard après nous, pour nous juger, dans ces limbes de l’art, ceux à qui nous ferons place et qui remueront nos cendres, seront effrayés de cette fécondité de la production qui forme un si étrange contraste avec la stérilité de l’œuvre, de cette fièvre de vanité qui saisit les plus humbles, ceux même qu’on oublie quand ils vivent, et ils s’étonneront que la poésie, qui de nos jours s’est élevée si haut avec les poètes dont nous sommes fiers, soit tombée si bas avec ces imitateurs sans nombre qui étaient comme des échos semés sur leur route, pour leur renvoyer des concerts.

Au milieu de l’entassement confus des volumes qui nous occupent, l’analyse individuelle et particulière est impossible ; c’est Ossa sur Pélion. Cinquante pages ne suffiraient pas à enregistrer les noms et les titres. La route est longue, il faut marcher vite, et je vais d’abord droit aux monunens. Il paraît chaque année une vingtaine de poèmes, et, dans le nombre, il s’en trouve qui n’ont pas moins de douze mille vers ; il en est même qui sont écrits dans tous les rhythmes, et où la prose et les vers se confondent. Depuis dix ans, tous les genres ont été traités, et ces élucubrations rimées appartiennent la plupart à l’école classique, dans l’acception que ce mot pouvait avoir en 1812, école fidèle aux traditions, qui n’a rien appris ni rien oublié, et dont les représentans les plus illustres siègent à l’Athénée des Arts ou à la Société philotechnique. Là fleurissent encore, dans toute leur fraîcheur, les traditions de Delille et d’Esménard ; là les hommes s’appellent toujours les humains, ou les mortels, les chevaux s’appellent toujours les coursiers. L’inévitable invocation, l’inévitable épisode, s’y déroulent au murmure solennel de l’alexandrin, et, par complément, des notes explicatives ou scientifiques ajoutent après chaque chant à l’ennui général. Il est encore, parmi les traîneurs arriérés, des esprits candides qui puisent l’inspiration aux mêmes sources que messieurs les professeurs et poètes latins de l’Oratoire ou du collège Du Plessis, et la France, dans les richesses de sa littérature contemporaine, compte, sans qu’on s’en doute, plusieurs grands poèmes sur l’immortalité de l’ame, les quatre âges et les quatre saisons, l’éducation des jeunes gens et celle des vers à soie, le jeu de billard et le whist, le jeu de tric-trac ou le jeu d’échecs, l’escrime, la chasse ou la pêche ; des poèmes sur les beaux-arts, la peinture, et même, comme appendice aux