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bâton sur la plante des pieds, ce qui est le châtiment le plus usité dans ce pays. »

On pourra trouver la bastonnade surérogatoire après les trois coups de baïonnette si lestement infligés par le valet de M. Mannucci, en réfléchissant surtout que l’Arabe si rudement châtié s’était borné à exprimer l’opinion, généralement admise chez les sectateurs de Mahomet, qui relègue les femmes dans l’intérieur du harem ; mais nos voyageurs étaient inflexibles sur le chapitre de la discipline. Installés un jour dans une maison juive, malgré la résistance du propriétaire, ils avaient défendu qu’on y admît personne après huit heures du soir sans la permission de M. Mannucci, qui s’était constitué le gouverneur de cette forteresse improvisée. Un enfant de quatorze ans, juif de naissance, transgressa les ordres donnés à ce sujet. Il fut aussitôt saisi et amené aux pieds de l’agent diplomatique, qui le condamna par voie de juridiction sommaire à recevoir cinquante coups de bâton. La sentence fut exécutée à l’instant même. Hadji Mohamet et Mouza, deux de ses satellites, experts dans l’art de nouer les pieds (hamloo), jetèrent l’enfant sur le dos et dans un instant l’eurent mis en état de recevoir sa punition. Un des soldats, muni d’une baguette d’oranger, la lui infligea méthodiquement. Le malheureux petit juif se tuait d’appeler sa mère au secours (aima ! aima !), et ses cris paraissaient divertir les Arabes, qui lui répondaient en l’appelant chien de juif, kilb el judi.

Il ne faut pas croire du reste que l’autorité dont M. Mannucci et son compagnon abusaient ainsi les mît à l’abri de tout danger. Voici quelques épisodes qui jettent un jour assez équivoque sur la marche des caravanes dans les plaines de la Barbarie :

« En arrivant à l’entrée d’un défilé que nous avions à traverser, le convoi fit halte, et l’escorte refusa de passer outre, si l’on n’ajoutait cent dollars au salaire promis. Comme il était infaillible qu’abandonnés en pareil lieu les voyageurs seraient dépouillés de tout ce qu’ils portaient, il fallut se soumettre à cette exaction. Les juifs hésitèrent bien quelque peu, mais enfin on tomba d’accord de payer à l’arrivée ce supplément de solde, et nous reprîmes notre marche. De moment à autre, quelques cris partis de l’arrière-garde nous annonçaient qu’un de nos traînards s’était laissé surprendre, et qu’on le maltraitait en le volant. En avant, au contraire, nous avions l’offensive, et nos coups de fusil éparpillés çà et là faisaient lever des bandits embusqués, qui s’échappaient à toutes jambes vers la montagne. Mon interprète, qui joignait à cette dignité l’humble métier de tailleur, et qui, en cette qualité, n’était qu’un neuvième d’homme[1], semblait goûter fort peu le sifflement des balles qui passaient sur nos têtes. Chaque fois que ce bruit l’avait fait tressaillir, il cherchait dans sa bouteille d’agua ardiente quelques gorgées de courage. Inutile de dire qu’elle fut bientôt à sec.

  1. Locution proverbiale anglaise.