Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/1016

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
1012
REVUE DES DEUX MONDES.

Passons sur les aventures de Taasa, qui ne sont pourtant pas les moins curieuses du livre. M. Scott fit ensuite halte à Tlemecen, dont les ruines antiques et la manufacture d’armes à feu sont les principales curiosités. Cette dernière plus que les autres attira les regards des voyageurs. Elle est sous la direction d’un Espagnol qui paraît d’humeur assez gaie. Peu après avoir été placé à la tête de cet établissement, il trouva la solitude où il vivait incompatible avec son besoin d’affections, et le prophète Abd-el-Kader, sommé par son grand-maître de l’artillerie, fit venir d’Oran la compagne que ce dernier réclamait à grands cris. Consolé désormais de son exil, payé à raison de douze shellings et six pence par jour (environ 15 francs de monnaie française), logé aux frais de l’émir, approvisionné par les juifs, et fort amplement fourni d’agua ardiente, il ne semblait pas se préoccuper beaucoup des conséquences anti-catholiques auxquelles pouvaient mener les argumens dont il fournissait les prémisses. M. Scott ne le vit pas d’un œil indifférent fondre les canons qui devaient envoyer la mort dans les rangs de l’armée française. Celle-ci était alors du côté de Tegedempt, où le colonel attendit quelques jours avant d’être présenté à l’émir. Voici comment il raconte cette première entrevue :

« Nous partîmes dans l’après-midi, mais nous n’arrivâmes à l’Esmailla que le 6 au matin. Son altesse royale nous y avait précédés. Après nous être mis en état de paraître devant elle, nous allâmes lui rendre visite. L’émir nous attendait sous la tente de son trésorier. Nous l’abordâmes en lui pressant la main, et il baisa la nôtre ; cérémonial que j’approuvai fort, n’aimant guère, pour ma part, à rendre ce dernier hommage, même à une belle dame, même à une reine jadis belle ; j’en sais quelque chose, puisque j’ai eu l’honneur d’être présenté à l’ex-régente Christine.

« Son altesse reçut M. Mannucci comme un vieil ami, et nous fit asseoir familièrement à ses côtés. Il m’exprima sa haute estime pour la nation anglaise en général, et le plaisir que lui avait causé mon heureuse arrivée. Après une assez longue conversation, nous tombâmes d’accord sur ce point, que mes services seraient plus utiles à son altesse, si, au lieu de prendre activement la campagne, je demeurais à l’Esmailla, où de tous côtés les renseignemens venaient aboutir. Je pourrais là, bien plutôt qu’ailleurs, me faire une juste idée du plan à suivre pour l’organisation, la mise en activité, l’instruction, etc., etc., des forces régulières, en même temps que j’apprendrais à connaître l’état actuel des affaires, tant militaires que civiles, dans les provinces qui nous sont soumises[1]. »

  1. Le véritable motif du colonel est ici sous-entendu. Au moment de prendre du service actif sous les drapeaux de l’émir, il dut réfléchir aux graves conséquences qu’un pareil acte pourrait entraîner. La loi de l’enrôlement à l’étranger (foreign enlistment act) lui sembla sans doute trop difficile à éluder. Peut-être aussi se demanda-t-il jusqu’à quel point un individu, sans mission particulière, a le droit d’intervenir dans une guerre entre étrangers et de prendre les armes contre une nation alliée de celle à laquelle il appartient. Bref, par ces motifs ou par d’autres,