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ressentait pour le principe même de toute bienfaisance, de toute charité. Depuis que les souffrances de Mme de Létan devenaient plus cruelles, et que le malheur qui planait sur les deux époux se faisait pressentir, Manette se révélait pour ainsi dire à elle-même. Non-seulement elle était devenue la garde-malade la plus intelligente, la plus affectionnée, mais ses mains avaient appris à multiplier, à perfectionner leur travail pour subvenir aux besoins de sa maîtresse, qui ne tarda pas à expirer dans ses bras.

M. de Létan, hors d’état de remplir les devoirs d’une petite place dont le salaire ne suffisait même pas à son existence, se vit non-seulement dans l’impossibilité de rien donner à Manette sur ses gages, déjà fort arriérés, mais aussi dans l’impuissance de se procurer pour lui le strict nécessaire. Que fait alors Manette ? Elle se partage entre la nuit et le jour. Le jour, elle soigne, elle ne quitte pas M. de Létan, dont la faiblesse et le mal allaient croissant, et la nuit elle travaille pour le nourrir. Enfin, en 1814, quatre ans après qu’elle avait fermé les yeux et enseveli à elle seule sa maîtresse, elle rendait les mêmes et religieux devoirs à son maître. Les deux époux étaient morts insolvables, et Manette eut la douleur de voir leurs meubles délabrés vendus par les créanciers. Mais il restait une orpheline à laquelle Manette pouvait encore se consacrer. La Providence sembla un moment bénir ses efforts. Un mari se présenta ; M. Lhoste, possesseur d’une modique somme, que le travail pouvait augmenter, épousa Mlle de Letan. Puis, ayant risqué et perdu tout ce qu’il avait dans une entreprise industrielle, M. Lhoste se trouva bientôt, avec sa femme et son enfant, dans la dernière détresse. Il devait à Manette, pour ses gages accumulés, plus d’argent qu’il n’en avait jamais possédé, et celle-ci restait non pas seulement l’unique serviteur du père, de la mère et de l’enfant, mais encore leur soutien, je dirai même leur protection. C’est alors qu’une personne âgée et riche, habitant la même maison, et témoin journalier du dévouement de Manette, eut l’idée sacrilége de l’enlever à ses maîtres infortunés pour se l’attacher. Elle offre d’abord à Manette 10,000 fr. et de bons gages si elle veut la suivre, puis 20,000 fr. ; singulière illusion de la richesse, qui croit que tout s’achète, et ne s’aperçoit pas que Manette n’eût plus été Manette, si elle se fût seulement senti hésiter. Au lieu de cela, cette noble fille refuse sans colère, naturellement, simplement, comme on répond à qui se trompe, et redouble d’efforts, de veilles, de privations, pour subvenir à toutes les nécessités de cette famille, qui venait de s’accroître encore par la naissance d’un second enfant. Une vie comme celle de Manette fortifie l’ame, mais aux dépens du corps. Déjà elle n’était plus jeune, et sa santé se ressentait de tant de privations et de sacrifices ; telle est cependant la puissance du dévouement véritable, qu’il élève presque toujours les forces de l’être dont il s’empare au niveau du malheur qu’il veut secourir. Ruiné, accablé de cuisans chagrins, M. Lhoste fut tout à coup frappé d’épilepsie. C’est dans les bras de Manette qu’il passait ses horribles accès. Mme Lhoste, tombée elle-même dans un affaiblissement qui s’étendait jusqu’aux facultés