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LE ROMAN ANGLAIS.

a dans cette société vieillie ni jour, ni air, ni lumière, ni place ; il proclame le suicide : tel est Werther. L’autre affirme que la loi commandée par une société sans mœurs et sans vertu cesse d’être loi ; il proclame la nécessité de la révolte : « L’insurrection est le plus saint des devoirs ! » Voilà les Brigands de Schiller. Mais ces aigles poétiques ne volent pas seuls à travers leur ciel ; ils sont bientôt suivis de tous les génies, de Châteaubriand, de Mme de Staël, de Byron, et je ne compte pas les bataillons et les essaims qui volent au-dessous d’eux, mille noms incomplets, médiocres ou nuls : Mercier, Foscolo, Klinger, Kotzebue.

L’Angleterre ne pouvait sympathiser complètement avec ces prophètes de mort. La solidité de son établissement politique, l’empire du commerce, qui fait la vie de ce peuple et qui aime la conservation, enfin la prédominance de l’élément populaire et calviniste, qui se trouvait satisfait, puisqu’il régnait avec la dynastie de Nassau et d’Hanovre, ne permettaient point que cette nation s’associât avec effusion et sincérité au désespoir poétique des Jean-Jacques Rousseau, des Goethe et des Schiller, désespoir rêveur et inactif, qui ne va pas du tout à la vie pratique et affairée de la Grande-Bretagne. Un homme qui vivait hors du monde, philosophe spéculatif, d’une grande énergie de pensée, s’engagea seul dans la cohorte des précurseurs lamentables. William Godwin fit un roman, œuvre très sérieuse, comme Robinson, Clarisse ou Tom Jones. Godwin ne pleure pas avec Werther, il maudit. C’est un vrai chef-d’œuvre que son Caleb, et il suffirait à la gloire d’un écrivain. Malgré les mérites de la forme, de l’exécution, de la conception, il trouva un faible écho chez les compatriotes de cet homme de génie, qui se découragea et ne produisit plus que des œuvres inférieures. Sa vigueur une fois déployée dans ce seul livre, il reste paralysé par l’indifférence morale de ses concitoyens. Il eût été le Jean-Jacques Rousseau de l’Angleterre, si l’Angleterre avait pu souffrir alors un Jean-Jacques complet. Le temps n’était pas venu ; il fallait se battre pour exister ; on attendit lord Byron.

Si l’on rapproche Godwin et Byron de Schiller et de Goethe, de Rousseau et de l’auteur éloquent d’Obermann, n’admirera-t-on pas cette harmonie extraordinaire, ce puissant concert des esprits qui, malgré la diversité des situations et des mœurs, les fait tous résonner à l’unisson ? Par quel accord merveilleux de toutes ces imaginations saxonnes, italiennes, françaises, génevoises, lombardes ou germaniques, voit-on mille penseurs se réunir dans le même essor et dans