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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/216

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REVUE DES DEUX MONDES.

venu jusqu’aux dernières profondeurs de la nullité et de l’indigence. Il n’a paru en Angleterre depuis long-temps aucun livre, même dans un genre plus élevé, qui renferme des enseignemens aussi graves et aussi frappans sur la légèreté folle des jugemens et des engouemens du monde, sur le pouvoir de l’exemple et de la mode, sur la toute-puissance de la fortune, sur le mouvement invincible qui augmente la richesse du riche et la pauvreté du pauvre, et sur le pouvoir énorme donné aux gens de loi pour réduire en poussière les faibles ressources des familles médiocres. Il y a chez Warren, comme chez Bulwer, un peu d’effort et de tension ; mais la profondeur et la vigueur des portraits rachètent la sécheresse des contours. On n’y trouve point de prétention doctorale ou réformatrice, comme chez miss Martineau, ni de charge grotesque comme chez Dickens ou Marryatt, mais la plus sévère et la plus tragique étude de ces monstres sociaux, les uns gigantesques, les autres invisibles à l’œil nu. Souvent, comme chez Holbein et certains peintres de cette école savante, un labeur trop sévèrement attentif enlève à la touche de l’écrivain la facilité gracieuse et la mollesse des formes ; mais si l’on peut reprocher aux détails de son œuvre la dureté et l’âpreté du travail, à l’ensemble du roman la confusion et le luxe un peu désordonné, du moins on n’y trouve pas les vices plus intimes et plus graves, le mensonge, la légèreté et la frivolité du coup d’œil.


Telles ont été les phases diverses et les curieuses modifications que le roman moderne a subies en Angleterre, depuis le commencement du XIXe siècle. Nous l’avons vu passer du sérieux idéal et allégorique de Bunyan à la gravité doctrinale de De Foë et Richardson, s’associer en même temps avec Fielding aux colères des anciens cavaliers, exprimer avec Walter Scott et Walpole le retour de l’époque vers l’étude du moyen-âge, et trouver des hommes de génie tant qu’il a eu un but sérieux et passionné, puis se fractionner, se dissoudre, se perdre, devenir spécial, exclusif et puéril. Dès qu’il a délaissé son caractère d’universalité sympathique, pour se renfermer dans les bornes d’un tableau flamand, rien de grand à attendre de lui. On doit rendre à M. Bulwer cette justice, qu’il a échappé presque seul à ce malheur. Pelham, Maltravers, Eugène Aram, sont conçus sous le large et puissant point de vue de Fielding. C’est un vrai mérite à lui d’avoir su éviter ce que les Allemands appellent la façon de voir d’un seul côté (one-sidedness, dit Carlyle), ce malheur d’apercevoir toutes