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mens qui traversent son ame dans l’attente d’une catastrophe n’ont certes pas besoin de combinaisons extérieures pour exciter l’intérêt de ceux qui pourraient lire dans sa pensée, et, lorsqu’un poète en possession d’un sujet semblable croit devoir recourir à des circonstances éloignées ou étrangères pour soutenir sa marche, c’est qu’il n’a point vu tout ce que ce sujet contenait ; c’est qu’il n’a ni l’abondance des idées, ni les trésors de l’observation morale, ni cette sensibilité par laquelle nous sortons de nous-mêmes pour nous introduire dans l’individualité d’autrui. Voilà comment d’une situation très simple, par exemple de celle de Philoctète qui veut quitter son île, mais non pour suivre Ulysse, ou de celle d’Ajax, qui, devenu fou, retrouve un moment lucide et se tue, Sophocle sait tirer, sans vide, sans langueur, une tragédie soutenue, vive, profonde, saillante en couleur et jamais embarrassée dans sa marche. Il n’y a en réalité, dans Philoctète, que trois personnages ; mais que de choses entre ces trois personnages ! Comme l’âge, les habitudes, la tournure d’esprit de chacun et leur situation respective s’y manifestent avec franchise et précision ! Et quelle succession naturelle, spontanée, mais saisissante, de poignantes angoisses, de joies à faire pleurer, de vengeances, de désespoirs ! C’est en cela qu’on peut voir le principe de cette fameuse règle des unités, dont on a fait tant de bruit. À qui sait tirer tant de choses d’une situation si simple, un fait très limité suffit sans nul doute ; il n’a que faire d’évènemens qui se traînent en divers lieux et en plusieurs années ; le moment le plus rapproché de la catastrophe lui fournit une assez ample matière, car il voit et il sait exploiter toutes les richesses poétiques de ce moment terrible. La règle serait donc belle ; mais c’est une de ces règles de perfection idéale qu’on ne peut imposer. Le génie y tend par son élan naturel ; les talens ordinaires s’épuiseraient à y tendre.

Je regrette maintenant de ne pouvoir me transporter en arrière en plein XVIIe siècle, alors qu’on parlait encore d’Aristote et de sa poétique, et qu’une critique légère ne se permettait pas de le dédaigner, et même de l’ignorer ; car ce grand penseur, qui cherchait toujours la racine des choses et leur valeur morale, me prêterait ici un secours bien nécessaire pour apprécier le plus haut mérite de Sophocle. Dans son ouvrage sur la Politique (remarquons qu’en ce temps-là les arts n’étaient pas regardés comme des choses isolées, vivant pour elles-mêmes, mais comme des choses sociales), il dit : « Je soutiens qu’il ne faut pas se servir de la musique seulement pour ces utilités particulières (dont il vient de parler), mais pour