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PHILOSOPHIE DU DRAME GREC.

bien d’autres choses, par exemple pour l’éducation et l’expiation. » L’usage de la musique pour l’expiation ! Voilà qui paraît d’abord assez étrange. « Mais, ajoute-t-il, ce que j’entends par expiation, je ne puis l’expliquer maintenant ; nous en parlerons plus clairement en traitant de la poétique. » L’expiation à propos de poésie ! c’est pourtant bien le mot dont il se sert[1], le mot emprunté aux rites religieux destinés à purifier l’ame de ses faiblesses. Il y revient en effet dans sa Poétique ; et, quoique la partie de l’ouvrage où il développait pleinement sa pensée soit perdue, néanmoins cette pensée se montre bien décidément arrêtée, car c’est encore par la même expression mystique qu’il la rend : « La tragédie est, dit-il, la représentation d’une action intéressante, complète,… qui accomplit (en nous) par la pitié et la terreur l’expiation de ces passions et de toutes autres semblables. » Il ne s’agit pas ici, comme les stoïciens l’ont entendu, et comme notre grand Corneille aussi l’a compris, de dompter en nous la crainte et la compassion, de nous y rendre insensibles, puisque, selon le philosophe, la première condition imposée à la tragédie par sa nature, c’est de les réveiller au contraire, de les exalter même, afin de les expier. Il faut donc prendre ce mot expier dans son sens propre ; en effet, si on l’applique au drame sophocléen, on trouvera qu’il en définit admirablement le génie.

Si l’on considère l’expiation, non dans les rites dont on l’accompagnait, mais dans le travail interne qu’elle remue au fond de la conscience, elle consiste en ceci : que l’ame, regardant les faits nuisibles de sa vie passée, les répudie ; qu’elle cherche à se défaire des instincts égoïstes, des entraînemens inconsidérés, en un mot des imperfections morales et intellectuelles contraires à l’harmonie des choses ; qu’ainsi à la vue du réel, elle s’élance vers l’idéal, et, contristée par le désordre, cherche à se coordonner à la loi. C’est une réaction de nos facultés sur elles-mêmes, en vertu de laquelle les tendances contraires se séparent, les idées unitaires, éternelles, harmonieuses, prenant leur vol, et planant au-dessus des innombrables et mobiles désaccords de la vie. Il en est de l’ame introduite dans ces hauteurs de la pensée comme du corps lorsqu’il passe d’une atmosphère impure dans un air plus vital : les principes corrompus du sang se décomposent mieux ; chaque aspiration est délicieuse, et le cœur bat par un singulier mélange d’émotion et de calme. Ainsi,

  1. Κάθαρσιν, expiationem, lustrationem.