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PHILOSOPHIE DU DRAME GREC.

toute une vaste doctrine. Ici, l’homme est peint dans le vrai et dans l’idéal, il est faible et fort, il plie et ne rompt pas ; l’immolation même devient l’acte du libre arbitre et sa manifestation la plus irrécusable. Or, toute grandeur humaine et toute moralité sont là-dedans ; c’est l’expiation dans le sens élevé du christianisme, dans le sens du dévouement absolu à la vérité, au devoir, à la loi de fraternité qui est la vie de la société humaine.

La troisième pièce de la trilogie doit être la fin des épreuves, la transfiguration du souffrant ; son introduction dans un monde supérieur ; c’est aussi le thème d’Œdipe à Colone. Antigone, morte dans la pièce précédente, reparaît ici ; il y a donc anachronisme dans la liaison des faits, mais c’est la liaison des idées qu’il faut observer, et de laquelle résulte la trilogie religieuse et dramatique.

Le vieillard aveugle, pauvre, livré à l’exécration publique à cause des crimes dont il porte le fardeau, sans en être réellement coupable, arrive, conduit par sa fille, aux environs d’Athènes ; il se repose sur une pierre à l’entrée d’un bois consacré aux Euménides. Dès qu’il se nomme, le peuple, épouvanté de la renommée effroyable qui pèse sur lui, veut le chasser ; mais déjà son heure est venue. Les dieux ont accepté sa longue et cruelle immolation ; il a touché le terme de sa carrière expiatoire. Déjà même des oracles l’ont réhabilité ; ils ont dit que le pays qui posséderait son tombeau serait le plus florissant, le plus victorieux : privilége de salut qui attachait à sa mémoire un caractère divin. Œdipe donc a choisi le territoire athénien pour son dernier asile, car Athènes est la ville hospitalière, la ville des réfugiés, la ville de la vierge Minerve, qui compatit et qui absout. Thésée, roi d’Athènes, a défendu le vieillard contre la superstitieuse colère du peuple : c’est pourquoi Œdipe, reconnaissant, veut assurer la prospérité future de ce pays. Vainement les Thébains, instruits de cet oracle de prédestination, viennent supplier Œdipe, qu’ils ont chassé, de rentrer dans leurs murs ; vainement ils s’efforcent même de l’enlever malgré lui, leur retour intéressé ne lui inspire qu’une juste indignation ; il abandonne à leur sort les ingrats qui l’ont persécuté, et porte à une autre nation la puissance attachée à la possession de ses os. C’est un éloge mérité que Sophocle fait ici de sa patrie. Les Athéniens étaient légers, inquiets, remuans, nais aussi généreux, amis des étrangers et pleins d’accueil pour les proscrits. Ce fut leur bonheur et leur gloire, car chez eux les races se mêlèrent : de là l’importance attachée à la valeur personnelle plutôt qu’à la descendance ; de là l’estime des talens, l’essor des arts, les har-