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diesses de la pensée. Il faut en effet, pour que le génie règne chez un peuple, que ce peuple ne soit pas trop homogène par le sang, les intérêts, la matière.

À mesure que le dénouement approche, les idées s’élèvent, quelque chose de grand se laisse entrevoir au fond d’un vague mystère ; Œdipe sent des frémissemens qui lui annoncent l’approche des dieux ; la nature même sait quelque chose, car elle s’émeut ; de fréquens éclairs et des coups de tonnerre ébranlent le bois sacré, et forment l’accompagnement divin de la scène qui se prépare. Le vieillard se lève ; il va s’enfoncer dans le bois redoutable. Aveugle, il n’a plus besoin de guide ; une lumière surnaturelle brille dans son ame et le conduit. « Suivez-moi, dit-il, vous qui me meniez par la main ; c’est moi qui vais maintenant vous conduire. Venez, et ne me touchez pas ; je trouverai moi-même la tombe sacrée qui doit me recevoir. Ici, c’est par ici ! Venez, marchez, les dieux me conduisent. Ô lumière si long-temps obscurcie, où étais-tu ? Je te retrouve à ce moment suprême ! » Bientôt il arrive au lieu fatal ; il se lave en signe de purification ; il se dépouille des lambeaux dont la misère l’avait revêtu, symbole de l’humanité dégradée, et prend un vêtement nouveau, symbole de rénovation. Après un autre coup de tonnerre, il se fait un silence ; une voix l’appelle, une voix qui fait dresser les cheveux sur toutes les têtes. Œdipe adresse son dernier adieu à ses fils, à ses amis, il les renvoie ; et lorsque, de loin, ils se retournent pour le revoir une fois encore, il a disparu. Thésée seul, qui était resté près de lui, se trouvait encore là, immobile, la main sur les yeux, car une lumière éblouissante avait éclaté, « peut-être au ciel, peut-être à travers la terre entr’ouverte, dit le poète ; mais enfin Œdipe était enlevé, sans gémissemens, sans maladie, sans douleur. »

Telle est la pensée du dernier drame de Sophocle. Lui aussi, il était un vieillard lorsqu’il le composa ; son génie immortel allait, comme Œdipe, se dépouiller de sa mortelle enveloppe, et répondre à cette voix de l’éternité dont il connaissait déjà la langue. Pouvait-il mieux finir sa carrière poétique ? Ne semble-t-il pas avoir disparu, lui aussi, dans ce magnifique orage d’une dernière inspiration ? Comme Œdipe encore, il attacha un sentiment de vénération particulière à sa tombe, car les ennemis d’Athènes la respectèrent même au milieu de la guerre et des opérations d’un siége, et ses compatriotes, pour sa vertu autant que pour son talent, instituèrent des sacrifices annuels en son honneur. C’est que sa vie avait été vraiment