Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/258

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
254
REVUE DES DEUX MONDES.

à chaque bout de rue rapprochée si fort par la transparence de l’air, qu’il semble qu’on pourrait la toucher avec la main du haut des balcons et des miradores.

L’aspect général de Grenade trompe beaucoup les prévisions que l’on avait pu se former. Malgré soi, malgré les nombreuses déceptions déjà éprouvées, l’on ne s’avoue pas que trois ou quatre cents ans et des flots de bourgeois ont passé sur le théâtre de tant d’actions romantiques et chevaleresques. On se figure une ville moitié moresque, moitié gothique, où les clochers à jour se mêlent aux minarets, où les pignons alternent avec les toits en terrasse ; on s’attend à voir des maisons sculptées, historiées, avec des blasons et des devises héroïques, des constructions bizarres, aux étages chevauchant l’un sur l’autre, aux poutres saillantes, aux fenêtres ornées de tapis de Perse et de pots bleus et blancs, enfin la réalité d’une décoration d’opéra représentant quelque merveilleuse perspective du moyen-âge.

Les gens que l’on rencontre en costume moderne, coiffés de chapeaux tromblons, vêtus de redingotes à la propriétaire, vous produisent involontairement un effet désagréable et vous semblent plus ridicules qu’ils ne le sont ; car ils ne peuvent réellement pas se promener, pour la plus grande gloire de la couleur locale, avec l’albornoz more du temps de Boabdil ou l’armure de fer du temps de Ferdinand et d’Isabelle-la-Catholique : ils tiennent à honneur, comme presque tous les bourgeois des villes d’Espagne, de montrer qu’ils ne sont pas pittoresques le moins du monde et de faire preuve de civilisation au moyen de pantalons à sous-pieds. Telle est l’idée qui les préoccupe ; ils ont peur de passer pour barbares, pour arriérés, et lorsque l’on vante la beauté sauvage de leur pays, ils s’excusent humblement de n’avoir pas encore de chemins de fer et de manquer d’usines à vapeur. L’un de ces honnêtes citadins, devant qui j’exaltais les agrémens de Grenade, me répondit : C’est la ville la mieux éclairée d’Andalousie. Remarquez quelle quantité de réverbères, mais quel dommage qu’ils ne soient pas alimentés par le gaz !

Grenade est gaie, riante, animée, quoique bien déchue de son ancienne splendeur. Elle ne compte plus guère que cinquante ou soixante mille ames ; mais les habitans se multiplient et jouent à merveille une nombreuse population. Les voitures y sont plus belles et en plus grande quantité qu’à Madrid. La pétulance andalouse répand dans les rues un mouvement et une vie inconnus aux graves promeneurs castillans, qui ne font pas plus de bruit que leur ombre : ce que