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SOUVENIRS DE GRENADE.

chef-d’œuvre entre mes mains vint traverser son hilarité et l’assombrit soudainement. Sous je ne sais quel prétexte de corrections à faire, il enveloppa la veste dans son foulard, la remit à son apprenti, car un tailleur espagnol se croirait déshonoré s’il portait lui-même son paquet, et se sauva comme si tous les diables l’emportaient, en me lançant un regard ironique et farouche. Le lendemain, il revint tout seul, et, tirant d’une bourse de cuir l’argent que je lui avais donné, il me dit que cela lui faisait trop de peine de se séparer de sa veste, et qu’il aimait mieux me rendre mes douros. Ce ne fut que sur l’observation que je lui fis que ce costume donnerait une haute idée de son talent et le mettrait en réputation à Paris, qu’il consentit à s’en dessaisir.

Les femmes ont eu le bon goût de ne pas quitter la mantille, la plus délicieuse coiffure qui puisse encadrer un visage d’Espagnole ; elles vont par les rues et à la promenade en cheveux, un œillet rouge à chaque tempe, groupées dans leurs dentelles noires, et filent le long des murs en jouant de l’éventail avec une grace, une prestesse incomparables. Un chapeau de femme est une rareté à Grenade. Les élégantes ont bien dans leur arrière-carton quelque monstruosité jonquille ou ponceau qu’elles réservent pour les occasions suprêmes ; mais ces occasions, grace à Dieu, sont fort rares, et les horribles chapeaux ne voient le jour qu’à la fête de la reine ou aux séances solennelles du lycée. Puissent nos modes ne jamais faire invasion dans la ville des califes, et la terrible menace renfermée dans ces deux mots peints en noir à l’angle d’un carrefour, modista francesa, ne jamais se réaliser ! Les esprits dits sérieux nous trouveront sans doute bien futiles et se moqueront de nos doléances pittoresques, mais nous sommes de ceux qui croient que les bottes vernies et les paletots en caoutchouc contribuent très peu à la civilisation, et qui estiment la civilisation elle-même quelque chose d’assez peu désirable. C’est un spectacle douloureux pour le poète, l’artiste et le philosophe de voir les formes et les couleurs disparaître, les lignes se troubler, les teintes se confondre, et l’uniformité la plus désespérante envahir le monde sous je ne sais quel prétexte de progrès. Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c’est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. À quoi bon aller voir bien loin, à raison de dix lieues à l’heure, des rues éclairées au gaz et garnies d’une population en gants jaunes ? À quel immense ennui nos neveux ne sont-ils pas réservés ! Nous croyons que tels n’ont