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pas été les desseins de Dieu, qui a modelé chaque pays d’une façon différente, lui a donné des végétaux particuliers, et l’a peuplé de races spéciales, dissemblables de conformation, de teint et de langage. C’est mal comprendre le sens de la création que de vouloir imposer la même livrée aux hommes de tous les climats, et c’est là une des mille erreurs de la civilisation européenne ; avec un habit à queue de morue l’on est beaucoup plus laid, mais tout aussi barbare. Les pauvres Turcs du sultan Mahmoud font effectivement une belle figure depuis la réforme de l’ancien costume asiatique, et les lumières ont fait chez eux des progrès infinis !

Pour aller à la promenade, l’on suit la Carrera del Darro, l’on traverse la place du Théâtre, où se dresse une colonne funèbre élevée à la mémoire d’un camarade mort pour la cause de la liberté par Julian Romea, Matilde Diez et autres artistes dramatiques. Sur cette place, on remarque encore la façade de l’Arsenal, grand bâtiment rococo barbouillé en jaune et garni de statues de grenadiers peintes en gris de souris de l’effet le plus baroque.

L’Alameda de Grenade est assurément l’un des endroits les plus agréables du monde ; elle se nomme le Salon, singulier nom pour une promenade. Figurez-vous une longue allée de plusieurs rangs d’arbres d’une verdure unique en Espagne, terminée à chaque bout par une fontaine monumentale, dont les vasques portent sur les épaules de dieux aquatiques d’une difformité curieuse et d’une barbarie réjouissante. Ces fontaines, contre l’ordinaire de ces sortes de constructions, versent l’eau à larges nappes qui s’évaporent en pluie fine et en brouillard humide, et répandent une fraîcheur délicieuse. Dans les allées latérales courent, encaissés par des lits de cailloux de couleur, des ruisseaux d’une transparence cristalline. Un grand parterre orné de jets d’eau, rempli d’arbustes et de fleurs, myrthes, rosiers, jasmins, toute la corbeille de la flore grenadine, occupe l’espace entre le Salon et le Genil, et s’étend jusqu’au pont élevé par le général Sébastiani du temps de l’invasion des Français. Les souvenirs laissés par le général Sébastiani sont déjà passés à l’état de légende et ressemblent à des contes arabes pour le luxe et la magnificence. On parle encore de bals féeriques donnés à l’Alhambra et de recherches voluptueuses dignes des califes. Le Genil arrive de la Sierra-Nevada dans son lit de marbre à travers des bois de lauriers d’une beauté incomparable. Le verre, le cristal, sont des comparaisons trop opaques, trop épaisses, pour donner une idée de la pureté de cette eau qui était encore la veille étendue en nappes d’argent