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bition, et que nous avions perdu de vue depuis que nous étions engagés dans la montagne, parce que chaque plateau dérobe aux yeux le plateau supérieur. Chaque fois que nos bêtes s’arrêtaient pour reprendre haleine, nous nous retournions sur nos selles pour contempler l’immense panorama formé par la toile circulaire de l’horizon. Les crêtes surmontées se dessinaient comme dans une grande carte géographique. La Vega de Grenade et toute l’Andalousie se déployaient sous l’aspect d’une mer azurée où quelques points blancs, frappés par le soleil, figuraient les voiles. Les cimes voisines, chauves, pelées, fendillées et lézardées de haut en bas, avaient dans l’ombre des teintes de cendre verte, de bleu d’Égypte, de lilas et de gris de perle, et dans la lumière des tons d’écorce d’orange, de peau de lion, d’or bruni, les plus chaudes et les plus admirables du monde. Rien ne donne l’idée d’un chaos, d’un univers encore aux mains du créateur, comme une chaîne de montagnes vue de haut. On dirait qu’un peuple de titans a essayé de bâtir là une de ces tours d’énormités, une de ces prodigieuses Lylacqs qui alarment Dieu ; qu’ils en ont entassé les matériaux, commencé les terrasses gigantesques, et qu’un souffle inconnu a renversé et agité comme une tempête leurs ébauches de temples et de palais. On se croirait au milieu des décombres d’une Babylone antédiluvienne, dans les ruines d’une ville préadamite. Ces blocs énormes, ces entassemens pharaoniens réveillent l’idée d’une race de géans disparus, tant la vieillesse du monde est visiblement écrite en rides profondes sur le front chenu et la face rechignée de ces montagnes millénaires.

Nous avions atteint la région des aigles. De loin en loin, nous apercevions un de ces nobles oiseaux perché sur une roche solitaire, l’œil tourné vers le soleil, et dans cet état d’extase contemplative qui remplace la pensée chez les animaux. L’un d’eux planait à une grande hauteur et semblait immobile au milieu d’un océan de lumière. Romero ne put résister au plaisir de lui envoyer une balle en manière de carte de visite. Le plomb emporta une des grandes plumes de l’aile, et l’aigle continua sa route comme s’il ne lui était rien arrivé, avec une majesté indicible. La plume tournoya long-temps avant d’arriver à terre, où elle fut recueillie par Romero, qui en orna son feutre.

Les neiges commençaient à se montrer par minces filets, par plaques disséminées, à l’ombre des roches ; l’air se raréfiait, les escarpemens devenaient de plus en plus abruptes ; bientôt ce fut par nappes immenses, par tas énormes, que la neige s’offrit à nous, et les