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SOUVENIRS DE GRENADE.

rayons du soleil n’avaient plus la force de la fondre. Nous étions au-dessus des sources du Genil, que nous apercevions, sous la forme d’un ruban bleu glacé d’argent, se précipiter en toute hâte du côté de sa ville bien-aimée. Le plateau sur lequel nous nous trouvions s’élève environ à neuf mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et n’est dominé que par le pic de Veleta et le Mulhacen, qui se haussent encore d’un millier de pieds vers l’abîme insondable du ciel. Ce fut là que Romero décida qu’on passerait la nuit. On ôta les harnais des chevaux, qui n’en pouvaient plus ; Louis et le guide arrachèrent des broussailles, des racines et des genêts pour entretenir notre feu, car, bien que la chaleur fût dans la plaine de trente à trente-cinq degrés, il faisait sur ces hauteurs un frais que le coucher du soleil devait nécessairement changer en froid piquant. Il pouvait être environ cinq heures ; mon compagnon et le jeune Allemand voulurent profiter de la fin du jour pour gravir à pied et tout seuls le dernier mamelon. Quant à moi, je préférai rester, et, l’esprit ému de ce spectacle grandiose et sublime, je me mis à griffonner sur mon carnet quelques vers, sinon bien tournés, ayant du moins le mérite d’être les seuls alexandrins composés à une pareille élévation. Mes strophes terminées, je fabriquai pour notre dessert d’excellens sorbets avec de la neige, du sucre, du citron et de l’eau-de-vie. Notre campement était assez pittoresque ; les selles de nos chevaux nous servaient de siéges, nos manteaux de tapis, un grand tas de neige nous abritait contre le vent. Au centre brillait un feu de genêts que nous alimentions en y jetant de temps à autre une branche qui se tordait et sifflait en dardant sa sève en jets de toutes couleurs. Par-dessus nous, les chevaux étendaient leur tête maigre à l’œil doux et morne, et attrapaient ainsi quelques bouffées de chaleur.

La nuit approchait à grands pas. Les montagnes les moins élevées s’étaient d’abord successivement éteintes, et, comme un pêcheur qui fuit devant la marée montante, la lumière sautillait de cime en cime en rétrogradant vers les plus hautes pour échapper à l’ombre qui venait du fond des vallées, noyant tout de ses lames bleuâtres. Le dernier rayon qui s’arrêta sur le pic du Mulhacen hésita un instant, puis, ouvrant ses ailes d’or, s’envola comme un oiseau de flamme dans les profondeurs du ciel et disparut. L’obscurité était complète, et la réverbération agrandie de notre foyer envoyait danser des ombres grimaçantes sur les parois des rochers. Eugène et l’Allemand ne reparaissaient pas, et je commençais à m’inquiéter : ils pouvaient être tombés dans un précipice, engloutis dans un tas de