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adoptant, avec la nationalité des Mirdites ; toute la partie encore saine de leurs mœurs, une telle société acquerrait bientôt en Albanie une grande autorité. La dynastie des Balsichides, qui régna plusieurs siècles à Skadar, à Zeta, à Durazzo, était issue d’une famille française émigrée, celle des seigneurs de Baulx ou Balsa, qui passèrent de Provence en Albanie pendant que Charles Ier occupait le trône de Sicile. Aujourd’hui encore, les Mirdites sont tout aussi disposés que jadis à reconnaître la puissance organisatrice de l’esprit français et à mettre à leur tête des enfans de la France, qui, nouveaux Cadmus, viendraient, armés de lumières, d’industrie et de courage, se dévouer sincèrement à la cause albanaise.

L’Albanie est certainement, de tous les pays soumis de nom à l’empire turc, celui où des hommes éclairés et entreprenans trouveraient le plus à créer. Tels qu’ils furent sous Alexandre, Pyrrhus et Skanderbeg, tels sont, ou plutôt tels seraient encore les Chkipetars, avec leur inflexible caractère, s’il paraissait chez eux un héros qui sût réveiller leur enthousiasme. Dans la paix comme dans la guerre, cet enthousiasme ferait des prodiges, et la face de la péninsule gréco-slave serait bientôt changée sous son action puissante. Mais, à défaut de grands hommes ou de natures exceptionnelles, de simples missionnaires pourraient civiliser ces populations. Ce qu’ils ont déjà fait dans la tribu des Klementi, ils le feraient aisément dans toute autre. Il suffirait, pour cela, de quatre à cinq hommes déterminés et fraternellement unis, qui viendraient fonder dans la Mirdita, de concert avec les chefs de phars, quelques écoles et des établissemens d’industrie et d’agriculture. On verrait alors des sentimens plus humains pénétrer ces ames féroces. Jusque dans les montagnes de la Chimère, les rivaux acharnés apprendraient à connaître la pitié et les douceurs du pardon. Ces repaires des Liapes, que l’ancien Grec regardait comme la dernière région terrestre et le siége des ténèbres sans limites, ces Acrocéraunes où commençait le sombre et sauvage Occident, deviendraient alors comme un lumineux fanal entre l’Orient et l’Europe. Que de faits nouveaux se révéleraient à l’historien, dès que ces antiques tribus seraient mieux connues ! Quelle moisson de découvertes feraient les naturalistes, les archéologues, dans ces régions devenues d’un plus facile accès ! Quoi qu’il arrive de ces conquêtes de la science, espérons qu’au moins une vie morale plus haute commencera enfin pour les Chkipetars, et qu’ils ne se verront pas condamnés par notre indifférence à une éternelle barbarie.


Cyprien Robert.