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presque rien des circonstances de sa vie, et pas même le lieu de sa mort. Les légendes en disent davantage. Si l’on en croit celle dont nous devons la traduction à M. Julien, Lao-tseu fut conçu par sa mère, comme Bouddha par la sienne, sans le secours d’un époux, et, encore comme Bouddha, il naquit successivement dans plusieurs siècles et dans diverses conditions. Ces imaginations semblent indiennes ; le bon sens chinois se montre dans les réflexions qu’elles suggèrent à l’auteur qui les rapporte : « Tous ces récits, dit-il, ont été inventés par des disciples ignorans épris des choses rares et extraordinaires, qui ont voulu exalter Lao-tseu aux dépens de la vérité. »

C’est dans cette source suspecte que M. Rémusat, infidèle cette fois à la sagesse ordinaire de sa critique, avait puisé l’indication des voyages de Lao-tseu vers l’Occident[1], indication très vague qui lui avait suffi pour assurer que le sage Chinois avait pu aller jusqu’en Syrie et peut-être même visiter Athènes. La conséquence était hardie et les prémisses bien incertaines. M. Rémusat avait besoin de cette hypothèse pour rendre raison, par des communications avec l’Occident, de la ressemblance qu’il croyait apercevoir entre les idées de Lao-tseu et celles de Platon, et pour expliquer comment le nom de Jéhovah avait pu passer de la Bible dans le livre du philosophe chinois, où, par une incroyable préoccupation, il s’imaginait le retrouver. M. Julien, appuyé sur le texte et les commentateurs, démontre jusqu’à la dernière évidence que ce rapprochement est illusoire et dénué de tout fondement. M. Rémusat raisonnait un peu ce jour-là à la manière de certains missionnaires, hommes du reste dignes du plus grand respect, mais qui voulaient absolument retrouver les patriarches dans les anciens rois de la Chine.

L’idée de la trinité chrétienne n’a non plus rien à démêler avec ce passage du livre de Lao-tseu : « Le tao a produit un, un a produit deux, deux a produit trois, trois a produit tous les êtres. » Quand les commentateurs n’indiqueraient pas l’idée d’émanation, on reconnaîtrait facilement ici un développement successif de l’unité absolue sortant d’elle-même et tombant dans la pluralité féconde qui produit les êtres, c’est-à-dire une conception analogue aux conceptions indiennes et entièrement opposée au mystère chrétien des trois personnes coéternelles créant l’univers sans sortir de leur insondable unité. Je ne puis concevoir, je l’avoue, le zèle qui a porté des esprits

  1. Voyez son mémoire sur la vie et les opinions de Lao-tseu. (Mélanges asiatiques, t. I, p. 88.)