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LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

que deux saints irlandais du VIe siècle se trouvent tour à tour, Brendan au XIe et Patrice au XIIe, évoqués par des légendaires.

Les fabuleuses merveilles du Voyage de Brendan[1] nous touchent par quelques points seulement. Laissons Brendan abandonner la verte Erin, et chercher à travers les mers la contrée idéale, l’île fortunée, ce jardin regretté d’Adam, au seuil duquel il voudrait au moins mourir comme Moïse ; laissons-le courir les aventures et entasser des miracles auprès desquels les merveilles de Robinson et de Gulliver semblent de chétives inventions, et notons seulement trois traits distincts, qui rentrent dans notre sujet.

C’est d’abord une île remplie d’innombrables oiseaux blancs, qui chantent avec des voix humaines les psaumes de David, Ces oiseaux sont des anges déchus, qui, sans partager la révolte de Satan, demeurèrent neutres et la laissèrent éclater. Ces anges ne souffrent point, ils sont même libres toute la semaine et errent à leur gré dans les espaces, mais le dimanche est pour eux un jour d’esclavage, durant lequel ils sont forcés de revêtir ce blanc plumage et de psalmodier les offices. Dante a été bien autrement sévère envers ces esprits égoïstes qui n’osèrent se montrer ni rebelles ni fidèles à Dieu. Pareils au sable quand le vent tourbillonne, ces malheureux roulent en gémissant dans un air éternellement orageux, et c’est au seuil extérieur de l’enfer qu’ils souffrent leur vie obscure et jalouse ; car, si le ciel les a chassés pour ne pas perdre sa pureté, l’enfer aussi les a repoussés, de peur que les damnés en tirent quelque gloire. — On voit ici quels souffles différens et presque contraires animent le légendaire et le poète : ce ne sont presque jamais les inspirations d’indulgence que l’implacable génie de Dante emprunte à ses devanciers.

Brendan ne voit guère que les abords de l’enfer ; à un certain moment pourtant, on croirait qu’il va pénétrer plus avant : Sumus modo in confinio infernorum. Il s’agit d’une île sauvage, entourée de fumée et de lueurs lugubres. On n’y entend que le bruit des noirs forgerons (singulière réminiscence des cyclopes !), qui frappent à coups redoublés sur de vastes enclumes. Ce sont sans doute les damnés qui servent de fer malléable. Un de ces monstrueux ouvriers, à la fois plein de ténèbres et de feu, vint pour frapper Brendan avec son marteau enflammé ; mais le saint, armé de sa croix, le fit fuir aussitôt. Dans sa fureur, la bande infernale se mit alors à incendier l’île ; et comme chacun de ces affreux forgerons jeta sa massue de feu à la mer, l’eau bouillonna comme dans une chaudière échauffée. — Plus loin, Brendan trouve assis sur une pierre un homme velu et difforme, contre les yeux duquel frappait incessamment un pan de voile agité par le vent. C’était Judas, qui, par la clémence de Jésus, venait là, les jours de fête, se reposer des tortures que les démons lui faisaient endurer le reste du temps. Le malheureux raconta au pèlerin comment la montagne qu’il voyait était la demeure de Lévia-

  1. Voir la Légende latine de saint Brandaines, publiée par M. Jubinal.