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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/742

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REVUE DES DEUX MONDES.

Dante, un égarement dans une forêt, et qu’Ovide joue un rôle analogue à celui de Virgile dans le poème d’Alighieri ; mais le grand écrivain n’a pu évidemment emprunter que des détails tout-à-fait secondaires et matériels, pour ainsi dire, à une œuvre aussi informe. Un abîme sépare Brunetto d’Alighieri, le maître obscur de l’élève illustre ; il suffit d’ouvrir les deux livres pour s’en convaincre. Cependant il importait de savoir que l’homme qui forma Dante aux lettres était lui-même préoccupé de l’idée, si répandue alors, de ravissemens au-delà de ce monde, de voyages en dehors de la vie réelle. Qui sait ? Les empreintes qu’on reçoit dans la jeunesse ne s’effacent guère. Quand Latini s’entretenait de ces expéditions surnaturelles avec l’écolier curieux qui l’interrogeait, il ne se doutait pas qu’il lui déchiffrait l’énigme de sa destinée, et que cet enfant, accomplissant plus tard un pèlerinage pareil, le montrerait, le reconnaîtrait lui-même avec larmes parmi les suppliciés de l’enfer.

Enfin nous voilà au seuil du grand monument d’Alighieri. Déjà arrivé à Brunetto, nous pouvions nous écrier avec Montesquieu : Italiam ! Italiam ! mais ce n’étaient là encore que les désertes maremmnes, ces maremmes, il est vrai, qui touchent à Rome, qui mènent aux splendeurs de la ville éternelle. On avait cru dans l’antiquité[1], avec Pythagore et Empédotime, que la voie lactée est la route des ames qui quittent le monde ; dans les légendes du moyen-âge, ce chemin de saint Jacques, ainsi qu’on l’appelait, fut aussi regardé comme la voie de l’éternité. Dante est le dernier à qui il fut donné de la gravir. C’est ainsi qu’il nous apparaît à l’horizon de la poésie moderne ; c’est ainsi, entouré d’une lumière d’or et dans un sentier parsemé d’étoiles, que les maîtres de la première école italienne, Cimabuë et Giotto (qu’il connut tous deux), auraient dû le peindre pour nos regards désireux. Mais le poète en vain semble appeler à lui ceux qui le contemplent et nous faire signe de l’accompagner dans son pieux et redoutable pèlerinage : il n’est pas donné à tous de l’y suivre. Aujourd’hui, nous ne voulions que traverser le pays inconnu, le désert curieux et trop inexploré jusqu’ici, qui mène à cette terre promise. Nous n’essaierons pas d’y pénétrer.

Le mouvement d’ailleurs auquel nous avons assisté, cet essai en quelque sorte périodique, ce tâtonnement non interrompu d’une pensée qui se produit laborieusement sous tant de formes grossières et provisoires, avant de rencontrer sa forme définitive, un si long effort des intelligences au profit d’un seul homme, tout cela offre une suite, un ensemble qui méritaient, je crois, d’être considérés à part, et dont la critique et l’histoire ont à tirer quelques enseignemens. Outre qu’il n’est pas sans intérêt en soi, sans un intérêt j’oserai dire philosophique, de savoir ce qu’ont pensé tant de générations, à travers tant de siècles, sur la fin dernière du problème de notre destinée, c’est-à-dire sur la constitution même de la vie future ; outre qu’il y aurait à recher-

  1. Philoponus, Sur la Métaph., p. 1046. — Porphyre, De l’Antre des Nymphes, chap. 28.