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distingue plus rien dans ce faisceau, naguère épars, maintenant relié avec tant de puissance, dans cet imposant faisceau du dictateur poétique, qu’il s’appelle Homère ou Dante. Il y a donc là une loi de l’histoire littéraire qui rend un peu à tous, qui prête quelque chose à l’humanité, qui donne leur part aux humbles, et cela sans rien ôter au poète ; car, je le répète, les plus grands hommes évidemment sont seuls appelés ainsi à concentrer, à absorber, à ranger sous la discipline de leur génie tout ce qui s’est produit d’idées autour d’eux, avant eux. C’est le miroir d’Archimède.

Voilà quelques-unes des vues générales que vient confirmer, par des témoignages continus et essentiels, le cycle poétique que nous avons parcouru dans ses détails. La mystérieuse formation des grandes œuvres épiques, le secret de naissance de la pensée littéraire, chez les souverains génies, s’en trouvent, en quelques points, éclairés. Mais je m’arrête ; l’analogie est un instrument perfide dont il ne faut user qu’avec d’extrêmes réserves. Ce sont surtout les profondeurs de l’œuvre d’Alighieri, ce sont surtout les procédés poétiques de cette forte intelligence qui semblent, par là, mis dans toute leur lumière. Il n’était pas sans quelque intérêt peut-être de rechercher ce que le travail de tant de siècles devint entre les mains de Dante. Tous les élémens, même les moindres, de son œuvre étaient préparés : nous les avons successivement reconnus. Ils jonchaient au hasard le sol où les trouva le poète, et le sublime architecte sut s’emparer aussitôt de ce qui était propre au merveilleux monument qu’il voulait élever.

Il y a donc deux parts à faire dans la Divine Comédie, sinon pour le lecteur, au moins pour le critique : la part de l’imitation, la part de la création. Dante est un génie double, à la fois éclectique et original. Il ne veut pas imposer au monde sa fantaisie et son rêve par le seul despotisme du génie. Loin de là ; il va au-devant de son temps, tout en attirant son temps à lui. C’est ainsi que font les grands hommes : ils s’emparent sans dédain des forces d’alentour et y ajoutent la leur.

Dirai-je ce que Dante a imité, ou plutôt ce qu’il a conquis sur les autres, ce qu’il a incorporé à son œuvre ? Il faudrait en rechercher les traces partout, dans la forme, dans le fond, dans la langue même de son admirable livre. L’antiquité s’y trahirait vite : Platon par ses idéales théories, Virgile par la mélopée de ses vers. Le moyen-âge, à son tour, s’y rencontrerait tout entier : mystiques élans de la foi, rêveries chevaleresques, violences théologiques, féodales, municipales, bouffonnerie même ; c’est un tableau complet de l’époque ; le génie disputeur de la scholastique y donne la main à la nurse étrange des légendaires. Alighieri emprunte même, par un admirable procédé d’élimination et de choix, son rhythme aux cantilènes des troubadours, sa langue splendide, cette langue aulique et cardinalesque, comme il l’appelle, à tous les patois italiens qu’il émonde et qu’il transforme.

Ainsi Dante ne dédaigne rien : philosophe, poète, philologue, il prend de toutes mains, il imite humblement l’abeille. Vous voyez bien qu’il n’a rien