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poètes, ces menteurs par excellence, ont leur place marquée chez Satan, et qu’il n’a, lui, qu’à y rester. Voilà que Rabelais, à son tour, verse au hasard les grossières enluminures de sa palette sur le tableau où le vieux gibelin avait à l’avance mis les couleurs de Rembrandt. Le prosaïque enfer de Rabelais, c’est le monde renversé. Je me garderai de citer des exemples : qu’on se rappelle seulement qu’il ne sait que faire raccommoder des chausses à Alexandre-le-Grand, à ce conquérant qu’Alighieri avait plongé dans un fleuve de sang bouillant. C’est à ces trivialités que l’Italie et la France retombent avec Folengo et Rabelais. L’Espagne aussi, un peu plus tard, aura son tour ; prenez patience. La foi, la mode des autos sacramentales, y conservent encore quelque importance aux compositions religieuses. Cependant, au XVIIe siècle, quand Calderon met sur la scène la légende du Purgatoire de saint Patrice, il n’a plus, à beaucoup près, il faut le dire, ces mâles accens de la chanson du Romancero où étaient si énergiquement dépeints les châtimens que Dieu inflige en enfer aux mauvais rois. La transformation s’annonce : on touche aux railleries de Quevedo, à cette bouffonne composition des Étables de Platon, par laquelle l’Espagne vient rejoindre les cyniques tableaux du Baldus et du Pantagruel.

Tels sont les successeurs de Dante qui l’ont un instant fait descendre de ce trône de l’art chrétien, où notre équitable admiration l’a si légitimement et à jamais replacé. Chaque époque a sa poésie qui lui est propre et qui ne saurait être pourtant qu’une manière diverse d’envisager, sous ses formes variées, le problème de la destinée humaine ; car nous sommes de ceux qui croient que toute poésie véritable, toute grande poésie est là, et que ce qui ne s’y rapporte point n’en est que la vague apparence et le reflet. C’est évidemment le point de vue de Dante, et de plus le poète a eu le droit de faire intervenir le fantastique, puisqu’il s’agit du monde à venir. Cette blessure au flanc que l’humanité porte après elle, ce besoin toujours inassouvi qui est en nous et que la mission des poètes est de chanter ; en un mot, tout ce qu’Eschyle pressentait dans le Prométhée, tout ce que Shakspeare a peint dans Hamlet, ce pourquoi dont Manfred demande la solution à l’univers, ce problème que Faust cherche à résoudre par la science, Werther par l’amour, don Juan par le mal, ce contraste de notre néant et de notre immortalité, toutes ces sources de la vraie et éternelle poésie étaient ouvertes dans le cœur d’Alighieri. Lassé de la vie, dégoûté des hommes, Dante s’est mis au-delà du tombeau pour les juger, pour châtier le vice, pour chanter l’hymne du bien, du vrai et du beau. C’est un de ces maîtres aimés qui sont sûrs de ne jamais mourir, car l’humanité, qui a coopéré à leur œuvre, reconnaîtra toujours en eux sa grandeur et sa misère.


Charles Labitte.