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subsiste et reste établie dans une teneur quelconque qui ne soit pas trop contraire à la réelle, mais qui surtout aboutisse et se rapporte aux chemins nouveaux. Ces chemins, il est vrai, tournent et changent en avançant ; chaque siècle se voit tenté de refaire à son usage l’histoire du passé. Les témoins n’y sont plus, on a le champ plus libre. Les textes sont innombrables et contradictoires, ou très rares et très limités : on les remet en question, on les trie, on les tire. De là mille schismes qui incessamment recommencent. Ce qui est bien certain, c’est qu’il faut aux peuples une histoire, comme il leur faut une religion.

J’ai souvent aimé à me figurer, moyennant quelques images qui parlent aux yeux, ces degrés successifs d’approximation, en quelque sorte décroissante, par où passe presque inévitablement l’histoire, toujours refaite à l’usage et dans l’intérêt des vivans. La réalité des choses, à chaque moment, me fait l’effet d’une grande mer plus ou moins agitée ; les événemens qui surgissent et aboutissent sont les vagues dont se compose la surface mobile ; mais, sous ces vagues apparentes, combien d’autres mouvemens plus profonds, plus essentiels, bien qu’avortés et sourds, de qui les derniers dépendent, et que pourtant il n’est donné à nul œil de sonder ! Aussi le philosophe, on le conçoit, n’attache pas une très grande importance, une importance absolue, à la forme extérieure de l’histoire qu’il voit éclore en son temps et prendre sous ses yeux : ce n’est pour lui qu’une écorce et qu’une croûte qui pouvait lever de bien des façons.

Cependant, une fois la surface levée d’une certaine façon, une fois les événemens accomplis, il n’y a pas moyen de revenir. Historiquement parlant, il n’y a plus qu’une forme à étudier, celle qui s’est produite et qui apparaît. Si l’histoire prétendait reproduire exactement la réalité même, elle devrait viser à être le miroir de cet océan mobile, de cette surface perpétuellement renouvelée ; ce qui devient impossible. L’histoire n’est pas un miroir complet ni un fac-simile des faits ; c’est un art. L’histoire, quand on parvient à la construire, est comme un pont de bateaux qu’on substitue et qu’on superpose à cet océan, dans lequel, si on voulait s’y tenir, on se noierait sans arriver. Moyennant le pont, on élude ces flots sans fin ; on les traverse sur bien des points ; on va de Douvres à Calais. Il suffit pour la vérité historique relative que le pont soit, autant que possible, dans quelqu’une des directions principales, et porte sur quelqu’un des grands courans.

Mais le pont de bateaux ne se fait pas toujours ; les matériaux