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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/985

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L’AFRIQUE SOUS SAINT AUGUSTIN.

et qui étaient à la fois les plus licencieux et les plus élégans, avaient, comme toujours, pris ou reçu un sobriquet dont ils tiraient vanité : ils s’appelaient les renverseurs, eversores. Ce sont les ancêtres des roués et des lions.

Il n’y avait à Carthage qu’une chose qui balançât le goût du plaisir, c’était le commerce. Le vieil esprit carthaginois semblait revivre dans ses murs. La mer tentait et excitait toujours l’activité des habitans de Carthage. Auguste, son fondateur, avait fait creuser un port excellent, plein de sécurité[1], et ce port attirait de tous côtés, à Carthage, les vaisseaux qui craignaient les naufrages redoutés de la mer d’Afrique, et cette côte sans ports[2]. Les objets du commerce de Carthage étaient les étoffes qu’elle fabriquait ou qu’elle teignait, les bestiaux, les esclaves, les fruits et le blé[3]. Comme le blé de l’Afrique était destiné à nourrir le peuple de Rome et de Constantinople, ce commerce était assujéti à des règles très sévères. Une société particulière (navicularii) avait l’entreprise du transport du blé, et elle répondait des naufrages, à moins qu’elle ne justifiât que la perte avait été causée par la violence de la tempête et non par la faute de l’équipage. Mais alors les déclarations des matelots étaient vérifiées à l’aide de la torture. Quand un des membres de la société des naviculaires mourait, ses héritiers étaient forcés d’entrer dans la même charge, et ce fut la rigueur de ces conditions qui décida saint Augustin à répudier la succession de Boniface, habitant d’Hippone, un des plus riches naviculaires du temps, qui avait laissé tous ses biens à l’église. « Je n’ai pas voulu, dit saint Augustin, faire de l’église du Christ une actionnaire de la compagnie ; je n’ai pas voulu, s’il y avait un naufrage, qu’elle fût obligée de livrer à la torture les matelots à peine échappés à la mort[4]. » Malheureusement les prêtres n’avaient pas tous les scrupules de saint Augustin. Ainsi nous voyons un évêque, Paul de Cataqua, faire de grandes entreprises avec le trésor public, protégé par Bathanaire, comte d’Afrique, beau-frère de Stilicon, et c’était Bathanaire qui lui avait fait adjuger ces entre-

  1. « Magnum adhuc super omnia bonum habet in portu qui securitatis est plenus. » (Collect. de Maï, tom. III, no 37.)
  2. Mare importuosum. — Salluste.
  3. « In vestibus negotiatur et in mancipiis ; — frumento multo abundat ; — fructibus abundans ; — negotia habet vestis variæ et animalium optimorum. » (Collect. de Maï, tom. III, no 37.)
  4. « Naviculariam nolui esse ecclesiam Christi… homines ad tormenta daturi eramus, ut de submersione navis secundum consuetudinem quærerentur et torquerentur a judice qui essent de fluctibus liberati ? » (Serm. 355, tom. V, pag. 2040.)