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sonnes y savaient le grec : « Nous n’avons pas, nous autres Africains, dit saint Augustin, assez d’habitude de la langue grecque pour être capables de lire et d’entendre les livres que les Grecs ont écrits sur la Trinité[1]. » Cette ignorance de la langue grecque a donné aux doctrines religieuses et aux hérésies venues de l’Afrique un caractère tout particulier.

Construite par les Romains au plus beau moment de la civilisation romaine, Carthage n’avait point eu les tâtonnemens des villes naissantes ; elle n’en avait pas non plus la physionomie. Ses rues et ses places étaient larges et alignées, bâties avec uniformité et symétrie, comme bâtissent les peuples civilisés[2] ; elle avait aussi le genre d’industrie des peuples civilisés : elle était manufacturière et fabriquait des étoffes précieuses ; ses plaisirs étaient aussi ceux d’une vieille société plutôt que d’un peuple encore récent. Elle aimait passionnément le spectacle ; c’était un goût qui lui venait de Rome, sa fondatrice, et les spectacles qu’elle aimait surtout étaient, comme ceux de Rome, des combats de gladiateurs et des combats d’animaux. Les Carthaginois assistaient à ces jeux avec une avidité incroyable ; les spectateurs prenaient parti tantôt pour un gladiateur, tantôt pour un danseur, et le spectacle finissait parfois par une émeute[3]. Saint Augustin avait ressenti l’empire que ce goût du spectacle avait sur les Africains. Jeune, il avait suivi le théâtre avec ardeur, et même il aimait aussi à jouer la comédie[4]. Vieux, le spectacle faisait parfois concurrence à ses sermons, et le peuple quittait l’église pour aller au théâtre. « Vous êtes venus en petit nombre aujourd’hui, dit-il dans un sermon prononcé un jour de spectacles, mais, si vous avez bien entendu, le nombre est assez grand[5]. » Dans cette population, avide de plaisirs, les jeunes gens du cirque qui donnaient le ton à la folie publique

  1. « Græceæ autem linguæ non est nobis tantus habitus ut talium rerum libris legendis et intelligendis ullo modo reperiamur idonei. » (De Trinitate, lib. III, cap. I, tom. VIII, pag. 1218.)
  2. « Carthago dispositione valde gloriosissima constat, quæ in directione vicorum et platearum æqualibus lineis currens. » (Collection des Palimpsestes de Maï, tom. III, no 37.)
  3. « Hoc in Carthagine culpabile reperitur, quod contentiose nimis spectant. » (Ibid., id.)
  4. Confessions, liv. I, ch. XIX.
  5. « Pauci quidem convenistis ; sed, si bene audistis, abundatis. » (Serm. 19, tom. V, pag. 152.) — Ailleurs, dans ses Explications sur les psaumes, psaume 147, no 7 : Propterea hodie non venerunt quia munus est, — parce qu’il y a spectacle public.