Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/216

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
212
REVUE DES DEUX MONDES.

« Il y a une chose remarquable cependant dans la vie des femmes. Un homme ne s’écarte guère, sauf quelques rares exceptions, de la place où le hasard l’a fait naître ; on peut compter d’avance les échelons qu’il pourra monter ou descendre. Mais une femme qui a perdu la partie au jeu de hasard de la naissance a encore un grand coup à jouer : c’est celui du mariage. Il n’y a pas de ravaudeuse qui ne puisse demain se réveiller duchesse. Il suffit de passer un jour dans telle rue, d’être rencontrée par tel homme ; on peut du dernier échelon se trouver sur le premier, sans passer, comme les hommes, par les échelons intermédiaires.

« Du reste, je ne compte guère sur un pareil moment, et je te dirai même que ce n’est pas un bonheur qui m’éblouirait. Je n’épouserai jamais qu’un homme que j’aimerai. Cela diminue beaucoup pour moi le nombre des chances dont je te parlais tout à l’heure.

« Pour en revenir à ma tante, sa coquetterie m’inflige une foule de petits supplices ingénieux dont je ne puis lui savoir bien mauvais gré, tant son égoïsme la préserve de toute méchanceté. Elle ne croit pas qu’il y ait d’autres gens qu’elle, conséquemment elle n’a jamais l’idée de faire du mal à qui que ce soit. Aussi n’en tirerai-je de ma vie d’autre vengeance que de te les raconter en te priant de n’en jamais dire un mot à personne.

« Voilà six mois passés que son mari est mort. Le deuil des veuves est fort rigoureux ; celui d’un oncle l’est, au contraire, fort peu. Au bout de quelques jours, j’aurais pu mettre du blanc et des bijoux. Or, ma tante est plus que lasse du noir, qui, du reste, ne lui sied guère, ni à moi non plus. Tu ne pourrais te figurer ce que les couleurs prennent de charmes aux yeux d’une femme condamnée à n’en pas porter. Elle s’affublerait avec empressement des couleurs les plus dures, les plus féroces, les plus discordantes. J’ai vu ma tante jeter un regard d’envie sur un bonnet à rubans capucine et rose.

« Le noir d’ailleurs, excepté à quelques blondes privilégiées, ne sied un peu qu’autant qu’on met du blanc autour du visage. Ma tante n’en est pas encore là, et cela la désespère. Quelquefois, à la voir profondément triste, on pourrait croire qu’elle adorait son mari, tandis que son chagrin ne vient que de la nécessité de porter du noir.

« Jamais un romancier n’imaginerait toutes les ruses qu’elle a trouvées pour m’obliger à ne pas profiter de la lointaine parenté qui m’unissait au défunt et qui rendait mon deuil si court. D’abord des flatteries : le deuil m’allait à ravir ; puis de la sensibilité : elle ne pouvait plus voir que du noir ; puis de l’économie : puisque les robes