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FEU BRESSIER.

« La femme qui accompagnait Mlle de Nérin était plus jeune qu’elle ; mais je la regardai peu, tout occupé que j’étais de celle qui a jeté sans le savoir tant d’amertume et tant de découragement dans ma vie. Quand nous fûmes arrivés de l’autre côté, le cavalier me dit : Qu’est-ce qu’on vous doit ?

« J’aurais voulu, pour tout au monde, ne pas avoir commencé cette plaisanterie. Je m’étais jusque-là amusé à dire aux autres passagers, ainsi que je l’avais entendu faire au père Leleu : À votre générosité, ce qui m’avait, comme à lui, rapporté plusieurs fois beaucoup au-delà du tarif ordinaire. Cette fois, je dis simplement : Vous êtes trois, c’est six sous. J’étais sorti du bateau, et je voulais donner la main à ses compagnes pour les aider à descendre, mais il se mit entre elles et moi et se chargea de ce soin. Je l’aurais volontiers jeté dans l’eau. Ils me demandèrent mon nom, pour m’appeler quand ils voudraient retourner sur la terre ferme. Je leur dis : Vous appellerez Louis. — Louis, répéta Arolise. Et je ne pourrais te dire quel charme j’éprouvai à entendre mon nom sortir de ses jolies lèvres roses.

« Ils revinrent quelques heures après. Arolise, en parlant à son cavalier, l’appela M. de Lieben. Ce n’est pas le nom de son mari ; est-il mort ? Est-ce un nouveau prétendant ? Je les vis partir avec une sensation douloureuse, une sorte de délabrement de cœur ; mais je te laisse à penser quelle fut ma joie lorsque, après son départ, je trouvai, dans mon bateau, un bracelet que j’avais remarqué à son bras.

« Le soir, je remis au père Leleu la recette du jour, et j’acceptai les trois francs qu’il me donna pour ma journée, qui lui avait rapporté trois fois autant. J’avais comme un instinct secret que je ne devais pas trahir mon incognito. Quelqu’un que j’ai passé, dis-je au père Leleu, a perdu un bijou dans mon bateau ; si on vient le demander, vous direz que, pour ne pas commettre d’erreur, je ne le rendrai qu’à la personne elle-même qui l’a perdu, parce que je suis bien sûr de la reconnaître.

« Ce que j’avais prévu est arrivé. Arolise est revenue ; tout m’a favorisé : elle est venue demeurer dans le village, et souvent, le soir, elle vient avec sa parente dans l’île de Richard, et je leur fais faire une promenade en bateau. Deux ou trois fois mes réponses ont paru la surprendre ; ce n’est qu’hier que j’ai cru voir dans ses regards, dans ses manières, un peu d’intérêt pour moi.

« Eh bien ! c’est cette découverte qui, en ce moment, me rend le plus malheureux des hommes. Quelques phrases de Mme de Liriau, qui m’ont été rapportées par le père Leleu, m’ont fait penser que