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LE DERNIER HUMORISTE ANGLAIS.

Le gros du peuple qui lit eut quelque peine à se rapprocher de Lamb. Lamb avait pris la réforme trop au vif et au sérieux, sans concession et sans tempérament. Chez lui, le retour à l’ingénuité de la pensée et à l’antiquité fière de l’expression pouvait blesser par sa franchise déterminée ; dans les petits chefs-d’œuvre qu’il nous a légués, c’est lui qui a pris le plus résolument ce double parti, insulte fière aux procédés d’imitation embrassés par Mason, Hayley et les coryphées du siècle précédent. De l’étude pédantesque, Lamb revenait à l’étude de l’homme ; des pastiches, à la nature. L’auteur même de Junius, le roi de ce temps-là, est souverainement artificiel. Je ne lui reproche pas son amertume, c’est la sève de la polémique ; ni son injustice, c’est le fond du combat politique. Mais son antithèse a toujours deux tranchans, sa phrase a toujours deux pointes, sa métaphore a toujours deux lames curieusement forgées. Tout cela brille, et cependant on voit le mensonge et le labeur. Cette forme et ce talent, tout extérieurs et factices, auxquels le public était accoutumé, étaient fort éloignés de Lamb, qui se peint lui-même lorsqu’il parle d’un de ses vieux et chers auteurs « A sweet, unpretending pretty-manner’d matterful creature, sucking from every flower, making a flower of every thing ; — une douce créature, aux formes élégantes, ne prétendant à rien, pleine de suc, picorant sur toutes les fleurs, et faisant de toute chose une fleur. » Il advint qu’un critique du Quarterly, rendant compte des produits les plus récens de la littérature anglaise, non-seulement sauta à pieds joints par-dessus notre Lamb, mais lui lança la ruade suivante : « Je ne crois pas devoir nommer une sorte d’idiot qui marche à la queue des réformateurs, et qui a fait des sonnets dignes de sa prose, et de la prose digne de ses sonnets. » Lamb ne s’indigna pas. Il était accoutumé au train des choses humaines.

Le sort lui avait prodigué les mauvaises chances, comme pour le punir de cette dose exagérée de sensibilité, de grace et de talent, dont il était doué. Son bégaiement l’éloignait de la chaire sacrée, où il eût occupé une noble place. Sa tournure hétéroclite ne lui permettait guère d’espérer les consolations de la sympathie féminine. Commis dans les bureaux de la compagnie, il n’entendait autour de lui que discours bizarres, et ne voyait que mœurs antipathiques. « Ici, dit-il à Coleridge, personne ne sait le nom de Cowper ou de Burns. Ils rient quand je lis le Nouveau-Testament. Ils parlent une langue que je ne comprends pas ; je cache des sentimens auxquels ils ne comprendraient rien. Je ne peux causer qu’avec vous