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LA RUSSIE.

de bois et de rocs de granit. Ici la côte sablonneuse s’abaisse jusqu’au niveau des flots, qui y jettent avec un doux murmure leurs dentelles d’écume, leurs franges de nacre et d’azur. Là elle est hérissée d’un rempart de pierres pyramidales, plus loin couronnée d’une forêt de sapins. Sur l’esplanade, sur le quai, sur les places est l’agitation, le mouvement continu du monde, des chevaux, et, à quelques centaines de pas, la solitude sauvage, l’horizon lointain, et nul autre bruit que le soupir des flots ou le gémissement de la rafale.

En face du port s’élève la puissante forteresse de Sveaborg, qui, avec ses sept îles garnies de bastions, traverse le golfe comme une barrière de fer, défend la côte et la ville, et ouvre une large rade aux bâtimens de guerre. Le comte Ehrenswerd, feld-maréchal de Suède, construisit cette forteresse et demanda qu’on y mît son tombeau. Pas un roi d’Égypte n’a eu une sépulture plus belle, et je ne connais pas une inscription funéraire plus imposante que celle-ci : « En ce lieu repose le comte Auguste Ehrenswerd, entouré de son œuvre, des remparts de Sveaborg et de la flotte militaire. » La première pierre de la citadelle fut posée en 1749 par le roi Frédéric, la dernière en 1758 par Gustave III. Ces deux dates sont gravées sur la pierre. Une autre inscription signale ainsi la situation de la forteresse : « Sveaborg, qui d’un côté touche à la mer et de l’autre au rivage, donne à ses sages souverains la domination de la terre et des flots. »

Après la conquête de Viborg et de l’Ingermanie par Pierre-le-Grand, cette forteresse était le dernier rempart de la Suède contre la Russie, le soutien de ses provinces finlandaises, le point de ralliement de ses troupes et de ses bâtimens de guerre. Au mois de mars 1808, elle fut assiégée par les Russes, et, deux mois après, l’amiral Cronstadt, qui la défendait, capitula avec sept mille cinq cents hommes de garnison, deux frégates, trois mille barils de poudre, dix mille cartouches, deux mille boulets et une prodigieuse quantité d’autres munitions de guerre et d’approvisionnemens de toutes sortes. Les Russes avaient à peine assez de troupes pour remplacer sur les bastions, dans les casernes, les milliers d’hommes qui défilèrent devant eux. On n’a jamais pu savoir le secret de cette capitulation sans exemple dans l’histoire moderne. L’amiral Cronstadt avait fait ses preuves en diverses circonstances, chacun le regardait comme un homme de courage et un officier expérimenté ; rien ne prouve qu’il ait été assez misérable pour trahir son pays et vendre son honneur à prix d’argent. On ne peut croire non plus que, soutenu comme il l’était par un corps nombreux, maître d’une citadelle, pourvu abondamment de tout ce qui était nécessaire à sa défense, il ait pu se laisser effrayer par l’aspect d’une armée campée sur la côte et moins forte que la sienne. L’évènement qui détermina la reddition entière de la Finlande à la Russie est un problème dont personne n’a pu donner encore la solution. En quittant la forteresse, l’amiral, qui d’abord avait manifesté le désir de se rendre en Suède pour expliquer au roi les motifs de sa conduite, renonça à ce projet, qui, à vrai dire, n’était pas pour lui sans danger, et