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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/787

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GOETHE ET LA COMTESSE STOLBERG.

moralement organisée, avouera combien c’est une chose dangereuse de se démettre d’une semblable dignité, et se posera cette question, à savoir s’il ne vaut pas mieux se résigner aux désagrémens du jour, et prendre son parti sur des tribulations qu’on est, la plupart du temps, en état de supporter, que de brusquer un dénouement qui, après tout, s’offrira de lui-même en désespoir de cause. Il en est de même d’une amitié contractée dans la jeunesse. Ces liens formés dans les premiers beaux jours, dans ces jours qui se développent riches d’espérances, ces liens-là sont absolus. On n’entrevoit alors, ni pour le moment, ni pour l’éternité, aucun sujet possible de discorde. Ce premier engagement se place bien plus haut qu’une alliance contractée à l’autel entre deux amoureux, car elle est pure et ne se hausse sur aucun désir dont la satisfaction laisse craindre un pas en arrière ; et voilà ce qui fait qu’il semble impossible qu’on renonce jamais à une affection de jeunesse, même lorsque de menaçantes différences se déclarent et reviennent à la charge pour la battre la brèche.

« Quand on réfléchit à la situation de Voss vis-à-vis de Stolberg, il est impossible de ne pas être frappé d’une différence telle qu’elle ne permet pas d’espérer la moindre égalité dans les relations. Deux frères, jeunes patriciens qui se font remarquer au café des étudians par la recherche du service et de la bonne chère, derrière qui se meut en sens divers toute une lignée d’aïeux, comment imaginer qu’un brave et rude autochtone, isolé de toute coterie, puisse former avec eux une liaison durable ? Des deux côtés, les rapports sont précaires ; une certaine libéralité de jeunesse et de cœur, jointe à de mutuelles tendances esthétiques, les rassemble sans les unir ; car qu’est-ce qu’une communauté de poésie et de pensée contre des idiotismes innés, contre des différences dans la manière de vivre et la condition ? »

Voss n’est-il pas un peu mis ici pour Goethe lui-même ? Cette amitié de jeunesse, ces incompatibilités tardives, comme aussi la différence de rang et de fortune, tout cela ne rappelle-t-il pas la position du jeune Wolfgang vis-à-vis des comtes Stolberg lors du premier voyage en Suisse ? L’identité des circonstances est remarquable, d’autant plus que le passage en question coïncide parfaitement avec un autre écrit plus de quinze ans auparavant, et dans lequel il disait, en parlant cette fois de lui-même :

« La conversion publique de Stolberg au culte catholique brisa les plus beaux liens antérieurement noués. Quant à moi, je n’y perdis rien, mes rapports d’intimité avec lui ayant dès long-temps dégénéré en une bienveillance banale. Je m’étais senti de bonne heure, à son, égard, une de ces franches inclinations qu’on a pour un homme vaillant, aimant et digne d’être aimé. Cependant je ne tardai pas à m’apercevoir qu’il ne saurait jamais s’appuyer sur lui-même, et finis par être convaincu qu’il cherchait en dehors du centre de mon activité, son repos et son salut. Aussi l’évènement n’eut-il pas de quoi