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LA RUSSIE.

de cette large route, un oratoire, une coupole verte ou dorée, une église. Quand une des parois de la voiture m’empêchait de voir ces édifices religieux, je les devinais aux signes de croix du postillon et de mon compagnon de voyage. Le postillon russe n’a pas encore le scepticisme ou la joyeuse insouciance de ses confrères de France ou d’Allemagne. Le postillon français monte à cheval gaiement, fait claquer son fouet, et, selon le pourboire qui lui est promis, part au trot ou au galop. Le postillon allemand prend son cor, module une mélodie populaire, et regarde en passant les blondes jeunes filles qui l’écoutent. Le postillon russe ne s’élance pas si légèrement sur les grands chemins. Il sait que son métier est dangereux, qu’il ne doit pas trop se fier à sa force et à son adresse, que le meilleur cheval peut trébucher et la meilleure voiture se briser. En prenant les rênes de son attelage, il se découvre la tête, fait trois signes de croix et se recommande à son saint patron. À chaque chapelle, à chaque image qu’il rencontre, il renouvelle cet acte de piété, et, enfin, quand il arrive à la station, il se découvre et se signe encore pour remercier Dieu de l’avoir protégé. Les marchands, les paysans russes observent tous ce religieux usage. Il n’y a que les gens du monde qui commencent à le croire inutile, et qui ne veulent pas se donner la peine de se rappeler si souvent au souvenir des saints.

Les auberges où l’on s’arrête en allant de Pétersbourg à Moscou ne méritent pas la mauvaise réputation que leur ont faite quelques voyageurs. Certes, on aurait tort d’y chercher une carte comme celle de Véry ou un chef élevé à l’école de Carême et pénétré de la philosophie gastronomique de Brillat-Savarin ; mais à quelque heure du jour qu’on y entre, on peut être sûr d’y trouver une tranche de bœuf froid, du quass, du thé, du pain noir très savoureux, et c’est tout ce qu’il faut pour réconforter un voyageur. Quelques-unes de ces auberges sont décorées avec une sorte de coquetterie. Plus d’une fois j’ai trouvé là les portraits de deux hommes que le peuple russe associe toujours dans sa pensée, l’un dont il parle avec un amour filial, l’autre qu’il nomme avec admiration : Alexandre et Napoléon.

Le lendemain de notre départ, nous voyions briller, au bord du Volchow, les globes dorés des églises de Novogorod. C’est ici que commencent les enseignemens de l’autocratie russe, l’histoire de ses conquêtes et de son œuvre d’absorption. Novogorod a été, au XIe siècle, la plus grande, la seule grande ville de cette contrée. À une époque où le sol qui porte aujourd’hui orgueilleusement les casernes et les palais de Pétersbourg n’était encore qu’un marais désert, où Moscou ne présentait pas encore l’éclat de sa future destinée, le nom de Novogorod était déjà connu sur les bords de la mer Baltique et de la mer Blanche. On ne sait jusqu’où remonte son origine. Un voile épais, que la main d’aucun érudit n’a pu encore soulever, entoure son histoire jusque vers le milieu du IXe siècle. C’est alors qu’elle fut envahie par les compagnons de ce courageux et aventureux Rurik, qui, des plaines de sable du Mecklembourg, des grèves orageuses de la Scandinavie, se précipitèrent comme un torrent dans l’empire russe et en conquirent une grande