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LES BRUGRAVES.

drame ; les Burgraves sont une ballade allemande, une tradition, ou plutôt un mélange de traditions ayant cours aux bords du Rhin, une saga dont Hoffmann aurait pu faire un conte fantastique. M. Victor Hugo en a composé une tragédie ou, comme il l’appelle assez inexactement, une trilogie. Pourquoi non ? N’est-il pas bien permis à M. Victor Hugo de faire ce qu’Eschyle a fait dans Prométhée, Shakspeare dans le Roi Lear et le Songe d’une nuit d’été, Schiller dans la Fiancée de Messine et dans Jeanne d’Arc ?

Le drame idéal, merveilleux, fantastique, est aussi légitime, et il a dans l’histoire de l’art de tout aussi beaux précédens que la tragédie basée sur le jeu régulier des passions humaines. Si l’une descend de Sophocle, l’autre remonte à Eschyle ; toutes deux s’adressent à des facultés qui ont un droit égal à être satisfaites. Seulement Eschyle, Shakspeare, Schiller, les maîtres du genre, avaient affaire à des auditeurs mieux disposés que les nôtres. Chose étrange ! quand nous nous trouvons assis en face d’un théâtre, nous devenons sur-le-champ de la plus singulière exigence ; nous voulons, à tout prix, retrouver derrière la rampe la peinture de la vie réelle. Ô poète ! vous avez eu beau travailler, pendant quinze ans, à faire notre éducation poétique, vos plus transparentes fantaisies n’en risquent pas moins de rester incomprises ; vos plus poétiques fictions risquent d’être traitées d’absurdes, d’impossibles, et par les plus modérées d’invraisemblables. Invraisemblables ! comprenez-vous l’énormité ? Enfans, nous lisons Gulliver avec délices ; plus tard, nous nous délassons à la lecture des Redoutables tours du château d’Otrante ; mais au théâtre, c’est bien différent ! Là, nous voulons de la raison, de la vérité. Combien les Grecs dont on nous parle à tout propos, sans les connaître, avaient une plus large et plus juste idée de l’art dramatique ! Croyez-vous que quand le vieil Eschyle clouait le Titan, martyr de la civilisation hellénique, sur la cime de je ne sais quel Caucase baigné par l’Océan, la Grèce assise dans le théâtre de Bacchus fît à l’auteur des objections géographiques, ou se prît à le chicaner sur les invraisemblances de sa fable ? La beauté idéale de la conception et la perfection des vers absolvaient le poète ; et, certes, la grandeur du tableau qui termine le premier acte des Burgraves aurait fait battre des mains à tout le peuple d’Athènes.

Comme Hernani, les Burgraves se composent de deux parties distinctes, trop distinctes même, quoique réunies dans un même cadre. Il y a, d’une part, une légende individuelle, un fabliau mêlé de crime et d’amour ; puis, de l’autre, il y a un coup d’œil général et