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L’Allemagne est entrée dans une phase nouvelle de son histoire. Son siècle classique a pris fin, et il semble à plusieurs égards qu’elle commence son XVIIIe siècle. L’analogie serait toutefois loin d’être entièrement juste. La poésie, il est vrai, s’en va. De cette troupe brillante de poètes qui faisaient cortége à son prince Goethe, il ne reste plus que quelques chanteurs dispersés comme les derniers oiseaux attardés dans les bois d’automne. Une critique destructive, chez quelques-uns la haine fougueuse du christianisme, rappellent presque le parti de l’Encyclopédie. Que de différences pourtant ! Les questions sont tout autrement posées. Ce n’est point d’ailleurs une réaction contre le beau siècle de l’Allemagne : il a commencé tout ce qui s’achève maintenant. Le temps de Goethe n’était point celui des Bossuet et des Fénelon : l’Allemagne, au siècle dernier, par ses philosophes et ses érudits, discréditait déjà sa foi et lacérait la Bible, feuille après feuille. Voltaire attaquait Pascal ; Hégel n’a fait que continuer Kant. Sauf l’esprit positif qui succède à la poésie, rien de nouveau, à vrai dire, qu’une illusion de moins. Hier, on ne soupçonnait pas le chemin qu’on avait déjà fait loin du christianisme : aujourd’hui l’aveuglement cesse. La somnambule qui s’égarait vers les abîmes s’est réveillée. Dès-lors aussi elle cherche à les fuir ; elle veut résister à l’entraînement qui l’y pousse. L’Allemagne proteste contre son doute sans le pouvoir bannir ; elle a le cœur plein de foi, et dans l’intelligence un insatiable scepticisme. Son peuple de penseurs et de savans s’est mis à une œuvre colossale de critique. Un débat solennel est ouvert sur toutes les anciennes croyances.

Je l’avouerai, j’ai hésité à parler ici de ces hautes discussions ; je crains de mécontenter également les adeptes de la science et le public, de paraître frivole à quelques-uns, obscur au grand nombre. Je m’efforcerai d’être clair.

La première philosophie de M. Schelling répondait à un besoin vivement senti, qui assura son succès. Fichte avait un moment asservi l’Allemagne à son génie ; mais son système était trop exclusif et trop paradoxal pour se maintenir. Nos instincts sont plus indestructibles que les subtilités d’un penseur, et Fichte leur faisait rude violence. Il a donné à l’idéalisme une grandeur héroïque, une austère majesté, et l’a rendu sublime de fierté et de hardiesse. Dédaigneux des sens, il ruinait par sa dialectique cette brillante illusion que l’on appelle la nature, et ne laissait plus dans l’univers dévasté qu’un audacieux penseur, roi solitaire de ces empires du vide et souverain possesseur, maître superbe de lui-même. Mais dans la sphère de la