Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
7
CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE.

pensée, l’équilibre n’est pas un besoin moins impérieux que dans celle de la nature. M. Schelling justifia de nouveau notre croyance au monde extérieur, et, par une de ces ironies fréquentes dans l’histoire de l’esprit humain, il n’eut besoin pour réfuter Fichte que de lui donner pleinement raison et d’élever ses principes à une valeur absolue. Le moi reste seul substance dans l’idéalisme ; mais ce moi substance n’est pas, comme Fichte le voulait, le moi subjectif, tel ou tel moi déterminé : il doit contenir toutes choses ; il ne peut être que le moi absolu qui renferme toutes les existences possibles. L’idéalisme, à ses dernières limites, se dépasse lui-même et introduit au panthéisme. La nature et l’esprit cessent d’être opposés comme étrangers l’un à l’autre. Ils deviennent les deux modes du moi infini qui anime l’univers et se manifeste en lui, dans la nature comme objet, dans l’esprit comme sujet, dans les deux toujours identique, toujours le même. L’être absolu apparaît dans la nature destitué de conscience, et n’en demeure pas moins la raison éternelle. Tout, depuis les nombres de la mécanique céleste et la géométrie des cristaux, jusqu’à l’organisation des plantes et de l’animal, porte les traces de l’intelligence et n’est qu’une plastique des idées divines. Mais la raison n’est vraiment raison que lorsqu’elle a conscience de soi. Il y a donc dans son essence une nécessité qui la force à sortir de l’obscurcissement où elle se trouve dans la nature. Elle s’élève ainsi de règne en règne, elle se spiritualise de plus en plus jusqu’à ce qu’elle resplendisse de toute sa clarté dans l’homme et arrive à prendre en lui conscience de soi.

Cette philosophie satisfaisait les besoins les plus opposés, le bon sens qui nous fait croire au monde extérieur, la raison qui se retrouvait partout dans l’univers, la sympathie qui nous attire vers la nature et nous fait aimer en elle une sœur associée à nos destins. Toutes les sciences prirent un nouvel essor. Elles ne demeuraient plus isolées, comme les pierres éparses d’un édifice dont on a perdu le plan. Leur noblesse était relevée, car toutes avaient pour fin l’auguste science de Dieu. C’était sa vie dont on surprenait le secret dans la nature, c’était son histoire que l’on retrouvait dans les fastes de l’humanité. Tout se coordonnait dans une magnifique harmonie.

Ce fut un enthousiasme général et bientôt une véritable ivresse. Un système aussi poétique sollicitait l’imagination. L’analogie fut plus consultée que la raison : un mysticisme aventureux et déréglé se substitua à la science ; on tomba dans un étrange chaos. M. Schelling régnait sur la pensée de son pays ; mais son royaume se trouvait dans