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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/15

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CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE.

miné. Or, il n’existe rien d’absolument indéterminé ; donc l’être pur est néant. Le premier concept que nous obtenons se transforme en son contraire lorsque nous l’isolons de tout autre ; il oblige à passer aussitôt au terme opposé. L’être pur ne se peut concevoir seul et sans le néant : le néant ne se peut concevoir que par l’être, et pourtant ces deux termes inséparables qui s’appellent l’un l’autre se contredisent. L’esprit ne peut donc s’arrêter à cette opposition. Il ne pourrait ainsi les penser ensemble, et il le doit cependant ; il est contraint de chercher un terme supérieur qui les concilie. Or, leur synthèse est l’idée du devenir. Ce qui devient à la fois est et n’est pas. Ce qui devient n’est pas encore, autrement il n’aurait pas à devenir ; et cependant il est, puisqu’il devient. Le devenir participe à la fois du néant et de l’être. Cette synthèse cache à son tour en soi une antithèse qui force l’esprit à s’élever plus haut, jusqu’à ce que, stimulée par ces oppositions sans cesse renaissantes, la pensée progresse successivement depuis le concept le plus pauvre, par tous les concepts intermédiaires, jusqu’au plus riche, jusqu’à celui qui les contient et les concilie tous en soi, jusqu’à l’absolu en qui seul elle trouve son repos.

Je ne suivrai pas Hégel plus loin ; j’ai seulement voulu faire entrevoir le procédé de sa logique. Hégel part d’une certitude inébranlable. Cette concession, que le scepticisme le plus vaste est pourtant obligé de faire, lui suffit pour regagner par une déduction rigoureuse les autres idées nécessaires, pour toutes les reconquérir. Il n’a point obtenu et distribué arbitrairement nos concepts ; il ne les a point isolés. Il les a fait naître les uns des autres par une nécessité dialectique. Il a fait leur genèse. On voit ainsi que les concepts ne sont point simplement juxtaposés dans la raison ; ils forment les anneaux entrelacés d’une même chaîne ; ils se supposent mutuellement, ils sont solidaires, ils se pénètrent ; de chacun on peut descendre ou s’élever à tous. La pensée ne trouve son repos que dans le terme suprême. Les autres ne lui permettent pas de persister en eux, ils la contraignent à les dépasser, ils souffrent d’un antagonisme qui l’entraîne irrésistiblement plus loin. Tous, sauf le dernier qui, exigé par tous, se retrouve ainsi également en tous, sont coexistans et successifs, nécessaires et transitoires à la fois. La raison n’est point un agrégat d’idées, elle est un merveilleux organisme : il y a en elle comme une circulation incessante de la pensée. Kant avait fait l’anatomie de la raison, Hégel a écrit sa physiologie ; Kant avait donné la liste des concepts, Hégel en a donné le système.