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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/14

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REVUE DES DEUX MONDES.

l’anarchie. Il n’y avait plus aucune police de l’intelligence. Le désordre devint tel, qu’on sentit enfin le besoin de retourner à une méthode sévère. Ce fut là ce qu’entreprit Hégel.

Disciple de M. Schelling, Hégel n’eut point d’abord la pensée de créer un système, et ne voulut que donner à celui de son maître une forme plus rigoureuse. Il essaya de nouveau, après Kant et Aristote, l’analyse de la raison. Sa logique est son titre de gloire. Elle est admirable d’originalité et de profondeur. Jamais encore on n’avait montré à ce point la délicatesse d’analyse, la subtilité de discernement, la vigueur dialectique. C’est un puissant et robuste esprit que celui qui a pu, sans vertige, gravir le premier, d’abstractions en abstractions, ces cimes étroites de la pensée d’où le regard ne plonge que dans de vides étendues. Il a fallu une force austère et soutenue pour vivre dans ce dépouillement de toutes les idées qui dérivent des sens ; il effraie presque comme le ferait une impitoyable macération, et c’est vraiment pour l’intelligence une retraite au désert que de suivre Hégel dans sa logique : si bien elle doit pour cela renoncer à tout ce qui a forme et contour, à tout ce qui lui vient du monde extérieur, à tout ce qui n’est pas l’abstrait et l’universel.

J’entre ici au plus ardu de mon sujet. Kant énuméra les idées nécessaires, mais il les obtint d’après une division toute faite qu’il emprunta à une autre science que la métaphysique. La logique formelle distingue les diverses espèces de jugemens. Juger, c’est penser un objet. Aux diverses espèces de jugemens correspondent donc les diverses catégories de la pensée, les diverses idées nécessaires. Kant les avait ainsi dénombrées ; mais il n’avait reconnu d’autre relation entre elles que leur coexistence dans un même sujet pensant : cette coexistence paraissait toute fortuite ; il n’en pouvait donner aucune raison.

Hégel comprit que l’on ne doit pas suivre ce procédé empirique dans la science du nécessaire : il voulut déduire rigoureusement nos concepts selon les exigences de la pensée. Mais par où commencer ? Évidemment par le terme plus abstrait, par celui que tous les autres supposent, que l’on ne peut pas ne pas admettre, et sans lequel toute pensée serait impossible. Or, l’abstraction suprême, l’idée la plus générale, le concept inévitable, est celui de l’être. Le doute peut se porter sur toutes les existences déterminées ; il ne peut nier l’être en soi, ce serait se nier soi-même. Mais ce concept primitif, qui demeure après toutes les négations possibles, est l’être absolument indéter-