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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

autres. On ne se bornera pas à juger son bonheur, on le fera juger par autrui, et l’on dira volontiers à son voisin : Veuillez m’apprendre si j’ai du plaisir, si je suis heureux. De là une incapacité absolue de sentiment dans les beaux-arts, quoiqu’il y ait une intelligence très déliée pour les comprendre. De là aussi le ridicule et la comédie. L’opinion veut tout contrôler et se faire justice lorsqu’on la méprise ou qu’on l’oublie. La crainte du ridicule, née de la monarchie et de l’influence d’une cour, ne tue pas seulement le génie des arts, elle tue les caractères, personne n’osant plus être soi. Nous voilà donc réduits aux bonheurs et aux vertus qui viennent de la vanité, comme la vaillance à la guerre, et, pour patrie, au plus vilain pays du monde que les nigauds appellent la belle France.

Avec cette vue primitive sur les hommes et sur le sol, les Mémoires d’un Touriste étaient peu exposés à des excès d’enthousiasme ; aussi l’auteur, pour s’accommoder mieux à nos mœurs, débute-t-il par se donner la qualité de marchand de fer et par nous entretenir des faillites ou autres affaires intéressantes qui l’obligent à se mettre en voyage, aucun autre intérêt n’étant réputé digne de notre attention. Cet ouvrage, bien que fait d’après le même procédé que Rome, Naples et Florence, et les Promenades dans Rome, est en effet d’une tout autre couleur. Plus d’admiration, plus de tendresse, plus de beaux-arts, car nous n’osons comprendre dans cette qualification l’art gothique, en présence duquel la plume de l’auteur va se rencontrer pour la première fois : « Quelle laideur, grand Dieu ! il faut être bronzé pour étudier notre architecture ecclésiastique. » Tel est le cri qu’il pousse ; et ailleurs encore : « Je ne me sens pas assez savant pour aimer le laid et ne voir dans une colonne que l’esprit dont je puis faire preuve en en parlant ; » il ne pardonne pas à ce genre d’esprit ; dans le premier volume des Promenades, il le renvoie à Platon, à Kant, et à leur école : « L’obscurité, dit-il, n’est pas un défaut quand on parle à de bons jeunes gens avides de savoir et surtout de paraître savoir, mais, dans les beaux-arts, elle tue le plaisir. » Dans les Mémoires d’un Touriste, il a affaire à l’esprit savant et obscur qui découvre un symbole dans chaque pierre, et il déclare, à propos d’un chœur d’église qui incline visiblement à gauche, que les architectes apparemment ont voulu rappeler que Jésus-Christ expira sur la croix la tête inclinée à droite. Quand il redevient sérieux, il saisit très bien, et avec cette netteté que nous lui connaissons, les caractères distinctifs du style gothique ; nous ne parlons pas de l’érudition fraî-