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CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE.

On ne le connaît pas encore en France. M. Cousin s’est une fois fort agréablement moqué de lui. M. Cousin avait raison. Baader est pourtant, de tous les philosophes allemands, le plus spirituel, et, s’il avait connu l’attaque, il n’aurait peut-être pas manqué de rendre guerre pour guerre. Baader a eu le tort de se permettre des singularités mystiques qu’aurait dû s’interdire cet excellent et vigoureux esprit. Son exposition est concise, souvent brisée par des digressions, et presque toujours fragmentaire : il ne sait pas résister au plaisir d’une escarmouche. Il n’avait guère non plus de respect pour cette superstition de la forme savante et de l’appareil systématique qu’on a si fort en Allemagne : il se jeta dans l’excès opposé. Il n’a jamais rédigé un corps de philosophie, mais on reconnaît partout dans ses écrits détachés une intime unité de pensée, une harmonie qui coordonne tous les détails. Son style est quelquefois obscur à force de brièveté et d’allusions, il est précis cependant et étincelle d’originalité. L’étude de Baader récompense libéralement des peines qu’elle donne. Que de pénétration, que de vues ingénieuses, que d’idées fécondes, quelle dialectique acérée ! J’ai parlé de son mysticisme ; mais, toutes les fois qu’il ne s’égare pas dans de fâcheuses préoccupations, il montre le haut bon sens des grandes intelligences, et sa pensée a une direction éminemment pratique. Baader a professé à Munich les dernières années de sa vie. Dans presque toutes les universités d’Allemagne, il se livrait un duel entre les hégeliens et leurs adversaires, lutte générale et partout variée ; Berlin et Munich étaient les deux siéges des forces rivales : Berlin, la métropole du hégelianisme, la ville savante, d’où il se répandait dans toute l’Allemagne ; Munich, où Baader, Görres, Schubert, M. Schelling, défendaient la cause de la philosophie chrétienne, tous bien différens, du reste, de talent, de caractère et de théorie. Görres a, comme Baader, une tendance mystique ; mais une imagination entraînée à l’hyperbole, une nature passionnée, un esprit irascible et superbe, lui enlèvent trop souvent la juste mesure et le désintéressement de la pensée. Schubert a traduit notre théosophe Saint-Martin et écrit d’une plume élégante une psychologie qui révèle une ame bienveillante et pieuse ; mais Schubert n’est armé que pour une joûte à fer émoulu, et une querelle aussi sérieuse doit l’effrayer. Enfin, parmi ces adversaires de Hégel, M. Schelling occupait une position souveraine par la gloire de son passé et le mystère dont il entourait encore son système. Il joue en ce moment le premier rôle dans cette lutte philosophique dont j’essaie de donner une idée. C’est de lui que je parlerai aujourd’hui.