Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/32

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
26
REVUE DES DEUX MONDES.

L’appel de M. Schelling à Berlin excita une vive attente. M. Schelling s’était, de longues années, tenu pour ainsi dire caché à l’Allemagne : il se refusait à publier son nouveau système, et se bornait à le professer devant un auditoire assez peu savant à l’extrémité de l’Allemagne. Il venait maintenant au plus épais de la mêlée, il allait se trouver en face des plus illustres vétérans de Hégel. Quarante années auparavant, il avait tenu le sceptre de la pensée. Venait-il le reprendre ? C’était lui qui avait évoqué le panthéisme, réussirait-il à le conjurer ? Quelques-uns s’en flattaient : les hégeliens, de leur côté, se promettaient de bien soutenir le choc. M. Schelling vint au milieu de ces passions contraires. Son discours d’ouverture fut avidement lu dans toute l’Allemagne ; on aurait dit un discours de la couronne. La ressemblance n’était que trop parfaite. M. Schelling parlait majestueusement de lui-même, faisait de belles promesses et éludait les questions embarrassantes.

Ce n’est pas la première fois qu’un des grands penseurs de l’Allemagne varie dans ses idées. Kant, dans sa Critique du jugement, le plus original et le plus profond de ses travaux, a bien dépassé la Critique de la raison pure. Fichte n’a pu se maintenir long-temps dans l’idéalisme rigoureux. M. Schelling a déjà précédemment modifié jusqu’à trois fois son système. Mais c’était là, à vrai dire, un progrès plutôt qu’un changement : ils n’avaient tous fait qu’aller plus loin sur la même route. M. Schelling, cette fois, a changé de principe : il veut introduire dans la spéculation un élément nouveau, et réunit toutes les philosophies précédentes, la sienne comme les autres, dans une même condamnation.

Ces philosophies ont un caractère commun : la raison y est le principe unique de la connaissance ; elles sont exclusivement logiques. Il est entendu, depuis Descartes, que la raison est pour le philosophe le seul moyen d’arriver à la vérité. Or, la raison ne connaît que l’universel. Les idées générales qu’elle donne conviennent à tous les êtres sans exception possible, mais n’en désignent aucun en particulier ; autrement elles ne s’appliqueraient plus aux autres, elles cesseraient d’être générales. L’individu est donc nul et non avenu pour la raison, elle l’ignore, elle ne l’aperçoit pas, il n’existe pas pour elle : à cet égard, elle est aveugle : il faut pour le connaître un autre organe de la pensée. Qu’en résulte-t-il ? C’est que la raison, quand elle rencontre l’individu, ne voit en lui que ce qu’il a d’universel, et non point ce qu’il a d’individuel. Donc Dieu, en tant que personnel, c’est-à-dire en tant que distinct, et non plus simplement comme l’être général, ne