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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/401

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ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE.

les lâches qui exagèrent le péril, et crient aux armes prématurément. Ils ne savent pas que la philosophie a tout l’appui qu’il lui faut tant qu’elle n’a pas les mains liées et la bouche bâillonnée ; que ses ennemis lui sont nécessaires, qu’elle en a besoin, qu’elle vit par eux ; qu’elle doit accomplir tous ses progrès au grand jour, et que pour elle, refuser la discussion ou la craindre, c’est abdiquer. Que vous importe que la discussion soit violente, si ce sont vos adversaires qui sont violens, et vous modérés ?

M. l’évêque de Chartres s’est plaint de quelques expressions dédaigneuses employées à l’égard du clergé ; il se trompe sans doute : ce n’est pas à tous les membres du clergé qu’elles s’adressent, mais à ceux, en bien petit nombre, qui se laissent entraîner par la discussion, et oublient, dans la chaleur de la polémique, ce que leur état et leur croyance leur imposent de modération et de retenue. Qui songe à mépriser le clergé ? M. de Chartres n’a pas besoin d’emprunter à l’histoire quelques noms glorieux. Le clergé offre encore assez de membres illustres, et surtout il y a dans le clergé français assez de dévouement et de vertu pour qu’il puisse se passer d’apologistes, et se fasse respecter par lui-même. Le clergé est-il donc notre ennemi, qu’il faille le défendre contre nous ? N’est pas notre ennemi qui veut. Si vous prêchez une morale pure, vous êtes nos amis en dépit de vous-mêmes. Et quant à la liberté, s’il est vrai qu’on la menace, ce n’est pas connaître ce qu’elle vaut et ce qu’elle peut, que d’être si prompts à trembler pour elle.

Ceux qui espèrent la victoire, ou qui craignent une défaite, ne savent guère ce que c’est que la philosophie. Elle a vécu deux mille ans, et n’a rien à craindre des émeutes passagères que l’on peut susciter contre elle. La philosophie n’est pas un besoin factice, un superflu de la civilisation dont on puisse se débarrasser quand elle devient importune. C’est une science qui a sa raison d’être dans la nature même de l’esprit humain, et jamais, quoi qu’on fasse, on n’éteindra dans les ames cette noble curiosité qui nous pousse à chercher les causes dans les effets, et à rattacher ce monde qui passe à l’essence immuable qui ne passe point. Nous pouvons perdre toutes nos libertés ; mais la liberté de penser une fois conquise, les efforts que l’on tenterait contre elle ne feraient que l’affermir. S’il y a des principes que la force peut abattre, il en est aussi qui triomphent dans la persécution, et se rient de toutes les barrières, parce qu’ils sont éternels, et que le monde leur appartient.


Jules Simon.