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CRISE DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE.

je ne dirai rien de la méthode de M. Leroux : je n’ai pu encore la découvrir ; mais M. Leroux et M. Schelling ont des vues tout opposées sur Dieu et sur l’humanité, sur les mythologies et sur le christianisme. Sur quoi sont-ils donc d’accord ? Si je cherche en Allemagne les idées de M. Leroux, je ne les trouve que dans la gauche hégelienne. Avec Strauss, M. Leroux nie la personnalité de Dieu, et voit dans l’Évangile un mythe. Avec les Annales allemandes, il prêche la démagogie et l’épicuréisme social. M. Leroux a exalté M. Schelling et déprécié Hégel à plaisir. Il a tourné toute sa grosse artillerie contre ses amis. C’est à M. Schelling qu’il devait adresser ses superbes dédains. M. Schelling croit encore au christianisme, et M. Leroux ne cesse de nous répéter que c’est là aujourd’hui une superstition indigne des honnêtes gens. Il y a lieu de croire que M. Leroux juge aussi bien l’avenir que la philosophie allemande.

M. Schelling nous a-t-il apporté cette vérité que nous cherchons en vain jusqu’ici ? A-t-il prononcé la parole qui doit terminer nos doutes ? Je le voudrais penser, je ne le puis. M. Schelling explique, au moyen de son hypothèse ontologique, la nature et l’histoire, les mythologies et le christianisme, tout en un mot ; mais cette hypothèse n’a pas de fondement. Le système entier repose donc sur des principes arbitraires. M. Schelling, il est vrai, trouve dans ces principes des ressources imprévues, il les manie avec une dextérité qui leur fait simuler les mouvemens de l’histoire, il sait en tirer un merveilleux parti. Mais la souplesse de ces hypothèses à se plier aux exigences des faits vient surtout de l’habileté de celui qui les emploie et de ce qu’elles ont de vague. M. Schelling en déduit une philosophie chrétienne : on pourrait également en tirer tout autre système. À chaque instant, le fil logique casse, et M. Schelling le renoue à sa guise. On dirait chez M. Schelling deux hommes : un éloquent penseur, une intelligence robuste, un goût naturel de ce qui est simple et sublime, et, à la fois, un esprit crédule à de vaines abstractions qui, chez tout autre, sembleraient frivoles plus que profondes. C’est à se demander si c’est là une recherche sérieuse ou un amusement de la pensée. M. Schelling fait preuve d’une subtilité et d’un esprit d’ensemble remarquables, en expliquant par ses trois principes l’infinie variété des choses. On reconnaît l’intuition d’un poétique et vaste génie dans cette ordonnance, si riche de détails et si une, et l’on regrette d’autant plus que M. Schelling, en réussissant à tout faire dériver de principes incertains, n’ait réussi qu’à tout compromettre.

Ce procédé aventureux était celui de la philosophie allemande