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— Peste soit du butor ! s’écria Christophe avec humeur ; ne va-t-il pas sermonner cette enfant ? Mais en quel état te voici, ma petite Jeanne ! ajouta-t-il en soulevant les plis de l’amazone alourdis par la pluie.

— Tes mains sont glacées, dit Jean ; tes pieds fument comme en été les champs au lever du soleil. Mais, Jeanne, tu te soutiens à peine, ajouta-t-il avec effroi ; tu pâlis, tes jambes fléchissent. Tu vois, dit-il en s’adressant à Joseph, voici le résultat de tes brutales remontrances.

Christophe approcha l’unique fauteuil du salon ; Jean y fit asseoir la jeune fille ; puis tous deux, Christophe et Jean, disparurent chacun de son côté, laissant Jeanne seule avec Joseph.

— Ce n’est rien, mon bon Joseph, dit-elle en lui tendant la main ; l’émotion de la course, voilà tout. Ce cheval, à vrai dire, allait comme la foudre ! Il faut convenir aussi qu’il vente agréablement sur la côte.

— Cruelle enfant ! dit Joseph d’un ton de reproche affectueux, en lui baisant tendrement les doigts ; ce n’est pas ainsi que je te voudrais voir, ma Jeanne bien-aimée.

— Que veux-tu, Joseph ? s’écria-t-elle avec un geste d’impatience. Depuis quelque temps, je ne sais pas ce qui se passe en moi. Pourrais-tu me dire quel démon me pousse et m’agite ? D’où vient cette fièvre qui me dévore, ce besoin de mouvement qui me consume, cette ardeur, jusqu’alors inconnue, qui me fait chercher le danger ? Aujourd’hui, par exemple, aujourd’hui j’étais folle. Comment ne me suis-je pas rompu vingt fois le col ? C’est que sans doute tu priais pour moi. Ce n’est pas tout : il y a des instans où je suis triste sans savoir pourquoi ; d’autres, le croirais-tu ? où je me surprends à pleurer sans pouvoir deviner la source de mes larmes. Tiens, mon pauvre Joseph, je crois que je m’ennuie. Ne me gronde pas. Tout ce que tu pourrais me dire là-dessus, je me le suis dit à moi-même. Vous m’aimez, vous êtes bons tous trois, vous n’avez d’autre soin que celui de me plaire. Le matin, vous vous disputez mon premier regard, et le soir, mon dernier sourire. Vous allez au-devant de mes fantaisies ; vous guettez mes caprices pour les satisfaire. Enfin, vous m’aimez tant, qu’il ne m’est jamais arrivé, je le dis à ma honte, de pleurer ma mère que je n’ai pas connue. Eh bien ! je m’ennuie, Joseph : je suis ingrate, je le sais, je le sens ; mais je m’ennuie, c’est plus fort que moi.

— Jeanne, Jeanne, que vous voici changée ! s’écria Joseph en soupirant. Qu’est devenu le temps où l’étude remplissait tes jours ?