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une fois satisfaite, ils ne surent trop que devenir ni qu’imaginer pour abréger la durée des heures. Bignic est un assez misérable village, qui ne leur offrait aucune ressource ; Saint-Brieuc ne les attirait guère. N’étant gens ni d’imagination ni de fantaisie, ils se trouvèrent tout aussi embarrassés de l’emploi de leur richesse qu’ils l’étaient de l’emploi de leur temps. Ils avaient gardé la modestie de leurs goûts et la simplicité de leur ancienne condition. Leurs repas n’étaient guère plus somptueux que par le passé ; le linge et l’argenterie étaient complètement inconnus sur leur table. L’élégance de leurs vêtemens répondait au luxe de leur service ; ils usaient moins d’habits que de vestes, plus de sabots que de souliers. Quant au château, c’était un abominable bouge. Abandonné durant plus de vingt ans, les murs en étaient humides, les plafonds effondrés, les lambris rongés par les rats. Toutes les cheminées fumaient ; pas une croisée, pas une porte ne fermait. Les Legoff, en s’y venant installer, s’étaient bien gardé de rien changer à un si charmant intérieur ; c’est à peine s’ils avaient osé remplacer par du papier huilé les carreaux qui manquaient à toutes les fenêtres. Quelques meubles de première nécessité grelottaient çà et là dans de vastes salles, froides et sans parquet. Joseph, qui avait des instincts distingués, et à un haut degré le sentiment de l’ordre et de l’harmonie, qui manquait essentiellement à ses frères, s’était efforcé de mettre la maison sur un pied plus convenable ; mais on l’avait prié brutalement de garder pour lui ses avis, ce qu’il avait fait sans murmurer, avec sa résignation habituelle. Ce n’était pas que ces braves gens fussent avares, bien loin de là ; seulement, nés dans la pauvreté, ils manquaient complètement d’un sens qu’on pourrait appeler le sens de la fortune. Ce qu’il y avait de plus triste dans l’arrangement de leur vie, c’est que, pour se venger du temps où ils n’avaient pas d’autres serviteurs que chacun ses deux bras, ils s’étaient avisés de prendre une demi-douzaine de domestiques, qui se trouvaient, en réalité, n’avoir d’autre occupation que celle de voler leurs maîtres. C’était le seul tribut qu’ils payassent à cet orgueil de parvenus, à cette vanité de paraître, qui atteignent toujours sur quelque point les meilleurs esprits. C’était aussi le seul moyen qu’ils eussent de se convaincre eux-mêmes du changement de leur condition, car, à vrai dire, ils n’en avaient pas d’autres révélations que le bruit que faisait cette valetaille et le pillage qu’elle exerçait dans la maison.

L’oisiveté les jeta dans l’ennui ; l’ennui les poussa naturellement dans la voie des distractions vulgaires. Ils se mirent à boire, à fumer,