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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/569

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VAILLANCE.

ses saturnales aussi bien et mieux que l’antique Rome. Bref, au bout de quelques mois, la place n’était plus tenable, et Joseph, après avoir essayé à plusieurs reprises, et toujours vainement, de ramener ses frères dans une meilleure voie, songea sérieusement à se retirer de cet enfer pour aller vivre seul au village voisin. Toutefois, avant de se décider à prendre un parti qui n’eût pas manqué de déconsidérer ses frères et d’attirer sur eux le mépris des honnêtes gens, il voulut tenter un dernier effort et tâcher encore une fois de rendre ces malheureux à de plus louables sentimens. Il alla trouver d’abord le curé de Bignic, et, après s’être consulté avec lui sur les plaies de son intérieur, il revint avec un remède qu’il ne s’agissait plus que de proposer et de faire agréer à ces ames malades.

Long-temps il hésita ; il savait d’avance que de répulsion il allait rencontrer, que d’antipathies il aurait à combattre. Cependant, c’était le seul remède à tant de maux, la seule chance de salut qui restât à ces égarés. Mais comment les gagner à son avis ? Par quel charme soumettre et amollir ces esprits rebelles et ces cœurs endurcis ? Un soir enfin, il pensa que l’heure propice était venue. C’était un soir d’automne. Tous quatre se tenaient assis devant une flamme claire et joyeuse, Joseph silencieux et songeur comme de coutume, les trois autres pâles, souffrans, et un peu honteux d’une abominable orgie qu’ils avaient consommée la veille. On les avait relevés ivres-morts pour les porter chacun dans son lit, et, bien qu’ils eussent un estomac à digérer l’acier et un front habitué depuis long-temps à ne s’empourprer que des feux de l’ivresse, ils se sentaient doublement mal à l’aise, et quand Joseph tournait vers eux son doux et limpide regard, la rougeur leur montait au visage. Joseph, qui les observait, pensa donc, avec raison peut-être, que c’était le cas ou jamais de risquer sa proposition. Après avoir prié Dieu de l’inspirer et de le soutenir, au moment où Christophe, Jérôme et Jean secouaient la cendre de leurs pipes et se préparaient à s’aller coucher, le 15 octobre de l’année 1818, à la neuvième heure du soir, Joseph prit la parole, et, d’une voix qu’il s’efforça de rendre ferme :

— Mes frères, dit-il, nous menons une triste vie, triste devant Dieu, triste devant les hommes. Que dirait notre sainte mère, si elle était encore au milieu de nous ? Quelle doit être sa douleur, toutes les fois que du haut du ciel elle abaisse les yeux sur ses fils !

À ce début, ils restèrent silencieux et confus, car, au milieu de leurs égaremens, ils avaient gardé pour le souvenir de leur mère un profond sentiment d’amour et de vénération. Jean fut bien tenté de