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répondre par quelque impiété ; mais Christophe le prévint et lui dit d’un ton brusque :

— Jean, respecte ta mère ; elle valait mieux que nous.

— Mes frères, reprit Joseph avec plus d’assurance, c’est surtout par nos actions qu’il conviendrait d’honorer sa mémoire. Hélas ! si Dieu nous la rendait, pourrait-elle reconnaître en nous ces enfans qu’elle avait élevés dans l’accomplissement rigoureux de tous les devoirs de la pauvreté ? Jérôme, est-ce toi ? dirait-elle de cette douce voix dont l’harmonie vibre encore dans nos cœurs ; est-ce toi, mon bien-aimé Christophe ? est-ce toi, Jean, mon premier-né, l’enfant de ma prédilection, le premier fruit qui fit tressaillir mes entrailles ? Est-ce mes quatre fils que je retrouve ainsi, eux qui promettaient de grandir pour être un jour l’orgueil et la consolation de ma vieillesse ?

Jean mordit sa moustache rousse, Jérôme et Christophe se détournèrent pour essuyer leurs yeux du revers de leur main. Ils avaient du bon ; il faut dire aussi que leur estomac, qui se ressentait encore des excès de la veille, les disposait merveilleusement bien à l’attendrissement et au repentir. Ce sont les lendemains d’orgie qui ont fait les anachorètes.

— C’est vrai, dit Christophe, nous vivons comme des sacripans. C’est ce gueux de Jean qui nous a infestés des habitudes de sa vie des camps.

— Halte là ! s’écria Jean ; à l’armée nous étions cités, l’empereur et moi, pour notre tempérance. C’est Jérôme, c’est Christophe qui m’ont inoculé les mœurs infâmes de leur vie de bord.

— Voici donc, mes frères, s’écria Joseph en les interrompant, voici à quel point nous en sommes venus ! à nous accuser les uns les autres de nos vices et de nos désordres. Il fut un temps où nous vivions unis, sans querelles et sans discordes, simples et contens comme de braves enfans du bon Dieu. Nous étions pauvres alors, mais le travail remplissait nos jours, et chaque soir nous nous endormions dans la joie de nos ames et dans la paix de notre conscience.

Encouragé par le silence de l’assemblée, Joseph fit une peinture énergique et fidèle de ce qu’était l’intérieur du Coät-d’Or depuis la mort du chef de la famille ; il mesura l’abîme dans lequel s’étaient plongés ses frères ; il leur dévoila l’avenir qui les attendait, s’ils persistaient dans leurs égaremens ; il leur prédit la honte et la ruine de leur maison. Il s’exprimait avec une conviction douloureuse. Christophe et Jérôme l’écoutaient d’un air humble : Jean, lui-même, ne