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VAILLANCE.

bord d’un chemin ; c’est toujours sur le front du premier voyageur qui s’assied sous ses branches qu’elle secoue sa fraîcheur, ses illusions et ses parfums. Ainsi, au point où en était Jeanne, le premier venu, il faut bien le dire, aurait eu des chances pour absorber à son profit cette sève exubérante qui ne demandait qu’à s’épandre. Or, il se trouva que la destinée servit cette enfant au gré de ses rêves, et que son imagination n’eut rien à créer à côté de la réalité. Rien n’y manqua, pas même la mise en scène, qui dépassa de beaucoup les exigences du poète. La nuit sombre, la mer en furie, le canon mêlant sa voix terrible et solennelle aux mugissemens de la tempête, une frégate échouée en vue de la côte, tout l’équipage englouti par les flots, le capitaine seul arraché, malgré lui, au gouffre près de le dévorer : c’était là, assurément, plus qu’il n’en fallait pour émouvoir un cœur romanesque et le disposer en faveur du héros d’une telle aventure. Pour mettre le comble à tant d’enchantemens, ce héros avait en lui toute l’étrangeté de sa position. Il était jeune, intrépide et chevaleresque, grave et réservé, mélancolique et tendre. Enfin, comme s’il n’eût pas suffi de tant de séductions, il y avait dans sa vie un secret douloureux qui l’enveloppait d’un poétique mystère et donnait le dernier trait à sa ressemblance avec les pâles figures que toutes les jeunes filles ont plus ou moins entrevues dans leurs songes. Jeanne l’aima ; comment ne l’eût-elle pas aimé ? Et lui-même, à moins d’être indigne d’inspirer un si chaste amour, comment ne l’aurait-il point partagé ? Comment n’aurait-il pas, en dépit de toute raison, subi le charme de tant de grace et de beauté ? Ils s’aimèrent comme deux nobles cœurs qu’ils étaient, sans y songer, sans le savoir, irrésistiblement attirés.

Vingt fois Joseph, qui suivait d’un œil inquiet les progrès que ces deux jeunes gens faisaient, à leur insu, dans l’esprit l’un de l’autre, avait été sur le point d’interroger sa nièce ; la crainte d’éclairer ce cœur, en y touchant, l’en avait toujours empêché. Il comptait d’ailleurs sur le prochain départ de sir George. Cependant des semaines s’étaient écoulées sans qu’il en eût été question. Par un sentiment de délicatesse que les natures les moins déliées n’auront pas de peine à comprendre, les Legoff s’abstenaient scrupuleusement de toute allusion à ce sujet. Jeanne, enivrée, n’y songeait même pas, et sir George semblait oublier lui-même qu’il dût partir d’une heure à l’autre. Joseph comptait les jours avec anxiété ; plus d’une fois il était allé, en secret, à Saint-Brieuc, s’assurer s’il ne s’y trou-