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vait point quelque bâtiment en partance pour l’Angleterre. Ce n’était pas seulement la jalousie qui le poussait ; il tremblait aussi pour le repos de Jeanne, il s’effrayait avec raison en songeant à la destinée de cette enfant. Bien souvent il avait tenté d’inquiéter la sollicitude de ses frères ; mais, par une fatalité qui n’est pas sans exemple parmi les maris, il se trouva que Christophe et Jean, si susceptibles et si jaloux à l’endroit de leur nièce, s’étaient engoués tout d’abord du seul homme qui dût leur porter naturellement quelque ombrage, et qu’ils avaient en lui la confiance la plus naïve et la plus absolue, ce que nous pourrions appeler une confiance conjugale.

Jeanne et sir George continuaient donc de se voir à toute heure, en pleine liberté. Christophe et Jean n’y voyaient aucun mal ; ils n’étaient point fâchés de faire savoir à un officier de la marine anglaise de quelle façon on entendait l’hospitalité sur les côtes de France ; ajoutez qu’ils se paraient de leur nièce comme d’un joyau qu’ils étaient fiers d’exposer à l’admiration d’un étranger. Plus clairvoyant, Joseph les surveillait avec une vigilance ombrageuse ; mais, quoi qu’il pût imaginer, le pauvre garçon y perdait son temps et sa peine. La jeune fille trouvait toujours, pour lui échapper ou pour l’éloigner, quelque ruse innocente, quelque prétexte ingénieux. Les accompagnait-il dans leurs excursions sur la grève, si la brise fraîchissait, Jeanne s’apercevait bientôt qu’elle avait oublié son châle ou son manteau ; si le soleil brillait à pleins rayons, c’était son voile ou son ombrelle. Et le bon Joseph de courir au Coät-d’Or, pour revenir à toutes jambes, un cachemire sur le bras ou bien une ombrelle à la main. Mais vainement cherchait-il des yeux Jeanne et sir George ; vainement criait-il leurs noms à tous les échos du rivage. Les deux ramiers s’étaient envolés, et quand le soir les ramenait au gîte, si Joseph faisait mine de vouloir sermonner l’enfant, Jeanne se récriait aussitôt, affirmait qu’elle avait attendu Joseph, le grondait de n’être point revenu, se plaignait à l’avance d’un rhume ou d’un coup de soleil qu’elle devrait à coup sûr à sa négligence, tout cela avec tant d’esprit et de gentillesse, que Christophe et Jean se rangeaient bien vite de son côté, et que Joseph se voyait tancé par tout le monde. Ce qui le tourmentait surtout, c’étaient les courses à cheval du matin. Jeanne partait seule, au soleil levant, accompagnée d’Yvon. Sir George ne manquait jamais de se trouver, à cette heure, sur la côte, et le serviteur lui prêtait sa monture, qu’il reprenait ensuite pour rentrer au château avec sa jeune maîtresse. Joseph, qui se doutait de ce petit manége, s’avisa de vouloir, un matin, accompagner sa