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LA LITTÉRATURE ILLUSTRÉE.

sées et réglées ; le travail de l’esprit, de fatigue en fatigue, peut devenir une habitude machinale. Ce n’est là qu’une décrépitude plus ou moins retardée. L’imagination la plus riche n’a pas l’haleine inépuisable, elle n’est pas une bête de somme qui peut porter le bât tous les jours, et refaire le lendemain la route qu’elle a faite la veille. Le génie n’a qu’un certain nombre d’œuvres à donner ; ce qu’on nomme improvisation, fécondité, n’est pas un don, mais un malheur de l’esprit. Dieu n’a dispensé personne de la réflexion ; il n’apporte à personne, à heure fixe, des inspirations nouvelles ; il veut qu’en faisant son travail, l’homme fasse lui-même sa gloire ; il veut que ses veilles soient des batailles. L’improvisation n’est et ne sera jamais un mérite pour aucun écrivain : elle n’est que l’excuse de ces œuvres interminables qui ne sont parties de nulle part pour n’arriver en aucun lieu, qui traînent de soleil en soleil, de borne en borne, leur éternel vagabondage.

Mais lorsque l’improvisation n’a plus suffi à ces existences fiévreuses et dispendieuses, qui voulaient associer, par un singulier adultère, la prodigalité et l’incurie du poète avec les calculs et la cupidité de l’industriel, alors il est arrivé que la littérature n’a plus eu de bonne foi ni de probité dans ses relations. Autrefois, il existait entre l’auteur et l’éditeur une solidarité complète. Des liens d’intérêt, de reconnaissance, ou de dignité commune, s’établissaient entre eux. L’un et l’autre y gagnaient. Aujourd’hui, une guerre de ruse et de supercherie s’est établie entre les écrivains et leurs médiateurs avec le public. Chacun veut exploiter la situation de l’autre. Du moment où la confiance réciproque est brisée, il s’ensuit que les auteurs mettent leurs œuvres aux enchères, les distribuent de droite et de gauche, au plus offrant. Jusqu’à ce jour, du moins, la direction de la littérature était restée dans des mains intelligentes. Les fonctions d’éditeur, dans le siècle dernier, supposaient des connaissances littéraires, un jugement, un goût formé, mais à ces hommes qui aimaient la littérature, qui la comprenaient, qui l’encourageaient, s’est substituée la génération grossière et avide des gens d’affaires, banquiers, éditeurs pittoresques, purs marchands sans goût et sans instruction, contrefacteurs intérieurs, pour ainsi dire, des véritables éditeurs d’autrefois ; exploitateurs de l’esprit pour le tenter et le perdre, qui ont mis en commandite la renommée de l’écrivain comme une mine de charbon de terre, ou comme une usine ; et les littérateurs ont accepté avec empressement la complicité de cet industrialisme intellectuel ! Nous connaissons même des romanciers qui vendent leurs marchan-