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mère-patrie défiaient à la fois la puissance anglaise, le courage féroce des Indiens, les obstacles que leur opposait une nature sauvage. On y répète de ces noms improvisés sur le champ de bataille et qui figureraient dignement à côté de ceux des Pyramides, du Mont-Thabor, de Masagran. Notre langue se parle dans ce coin du monde séparé de nous par quinze cents lieues de mer ; elle est familière à la plupart des tribus sauvages, et M. de Castelnau[1] l’a trouvée seule en usage dans l’île sacrée de Michilimakimac, à l’extrémité du lac Huron. Ces vestiges de notre passage sont certainement peu de chose ; ils n’en méritent pas moins d’être signalés. Seuls ils servent de point de contact entre les Anglais des États-Unis et les Français du Canada. Or, si le monde de la matière appartient aux premiers, nul ne peut nous disputer l’empire de ces idées qui pénètrent jusqu’au fond des masses et enfantent des révolutions. Peut-être est-ce sur ces rives sauvages que commencera la fusion des deux peuples et que se formera une nation nouvelle, forte de corps et d’esprit, digne en un mot de régner sur la moitié d’un continent.

Deux publicistes français, MM. Michel Chevalier et de Tocqueville, ont visité l’Amérique septentrionale. Tous deux, dans le présent, ont cherché à prévoir l’avenir de ces contrées ; ni l’un ni l’autre ne se sont en rien préoccupés du Canada. M. de Castelnau, dans ses Souvenirs de l’Amérique du Nord, lui consacre un chapitre intéressant, mais trop court. Pourtant, à défaut d’autre intérêt, la curiosité seule eût dû engager ces voyageurs à étudier cette colonie, qu’on retrouve au XIXe siècle telle que l’avait établie le XVIIe. Dans cette Amérique où se sont succédé les principaux peuples d’Europe et où chaque nouveau conquérant effaçait en quelques années le type de la nation qu’il remplaçait, n’est-ce pas un véritable phénomène que cette race canadienne, toujours française, résistant à la fois au flot anglais qui l’envahit par le nord, au débordement des Yankee qui la presse du côté du sud, et conservant comme un dépôt sacré le langage, les mœurs, les institutions qu’elle reçut de la mère-patrie ? Pour le Canadien, la séparation d’avec la France est un fait qu’il subit sans l’accepter : aussi voit-il avec dédain, presque avec haine, tout ce qui n’est pas d’origine française, et se défend-il de savoir l’anglais comme d’une mauvaise action, et cela, au plus haut comme au plus bas degré de l’échelle sociale. Jamais Anglais, quel que soit

  1. Vues et Souvenirs de l’Amérique du Nord ; Paris, 1842.