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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/791

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LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME.

grandes villes[1]. Au premier rang figure la série innombrable des escrocs et des filous, déprédateurs redoutables et tacticiens consommés ; puis vient la classe qui ne se fie pas seulement à l’adresse pour la perpétration du vol, et qui va jusqu’à l’effusion du sang. Les forçats et les réclusionnaires libérés sont presque toujours les auteurs de ces meurtres qui ne s’exécutent pas isolément, mais en participation pour ainsi dire. Chaque bande a un chef, des éclaireurs, des recéleurs, enfin toute une organisation mystérieuse et une hiérarchie régulière. Le partage du butin se fait avec une conscience qui étonne de la part de pareilles gens. Des cafés, des magasins de vins, des cabarets, connus de la police et objets d’une surveillance particulière, sont les points où ces malfaiteurs se donnent rendez-vous pour préparer leurs attentats. Un vol est considéré comme une affaire que l’on propose, que l’on négocie, et dans laquelle une prime est réservée à celui qui en fournit l’idée et le plan. Une fois en campagne, la bande prend des dispositions pour déjouer les embûches qu’on pourrait lui tendre et se mettre à l’abri des surprises. Chacun a un poste assigné, une fonction, une consigne, et, en cas d’alerte, la troupe entière se réunit pour opposer plus de résistance ou se retirer en meilleur ordre. Ce sont de véritables campagnes entreprises contre la société, et dans lesquelles la stratégie et la tactique jouent un rôle essentiel. L’art du vol a, comme l’art de la guerre, de grands capitaines et des généraux illustres. C’est ordinairement la voix du bagne qui confère ces hauts grades, et cette investiture est rarement méconnue au dehors.

Dans cette organisation savante du crime, il y a quelque chose qui étonne, c’est qu’on ne puisse pas prévenir des actes préparés dans des lieux publics et d’une manière aussi peu mystérieuse. Latéralement à ces bandes de malfaiteurs, la police entretient, avec une judicieuse vigilance, des brigades de surveillans qui, au moyen de certaines affinités et de la connaissance de l’argot en usage parmi les criminels, peuvent suivre jour par jour, presque heure par heure, les habitudes, les moyens d’existence, les projets, les démarches de cette population dépravée. Depuis le garni infect dans lequel il s’abrite le soir, jusqu’à la taverne qu’il fréquente, on peut épier le libéré, observer quelles relations il entretient, deviner quels desseins il nourrit. Quand un attentat se commet, il est rare que la police ne mette pas sur-le-champ la main sur les coupables ; des indices cer-

  1. Des Classes dangereuses de la Société, par M. Frégier.